… comme pour la Terre
Ce livre d’Andréas Malm est sorti il y a un peu plus d’un mois – peu de temps au rythme de ma province reculée, en bas à droite de l’hexagone, beaucoup à celui du monde politico-médiatique de la capitale… Mais. Je l’avais reçu avant sa mise en vente, parce que je l’avais demandé en SP (service de presse, dans l’édition) à l’excellente maison La Fabrique. Cela pour deux raisons : primo, j’avais déjà écrit voici quelques années une recension d’un précédent ouvrage du même auteur (chez le même éditeur) : L’Anthropocène contre l’histoire, ouvrage que j’avais beaucoup apprécié ; secundo, je sortais juste d’une série de lectures sur la Palestine, dont j’avais également rendu compte en janvier dernier sur Antiopées et lundimatin.
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https://lundi.am/Pour-la-Palestine-comme-pour-la-Terre-d-Andreas-Malm
extraits
. Et puis… d’autres travaux, et la flemme, peut-être aussi une certaine tristesse (l’hiver, les guerres, Trump & Cie) m’ont un peu découragé, je l’avoue : j’ai dans mon bureau plusieurs bouquins, dont certains déjà lus, d’autres à peine entamés ou même pas encore ouverts, reçus en SP et dont je devrais rendre compte… Ça me donne mauvaise conscience, ce qui, avec un minimum de recul, paraît idiot – après tout, un livre, c’est fait pour durer longtemps, pourquoi faudrait-il toujours se précipiter pour en parler ? Bref, Pour la Palestine comme pour la Terre aurait probablement attendu encore quelque part au milieu de ma pile de livres en souffrance si Ivan Segré ne l’avait méchamment démoli dans un papier paru la semaine dernière sur lundimatin.
Merci à lui, donc – sans sa diatribe, je n’aurais pas lu ce livre de sitôt et, maintenant que je l’ai fait, je me rends compte que j’aurais eu tort. En effet, il est vraiment instructif pour qui s’intéresse tant soit peu à l’histoire de la Palestine – à l’histoire de sa conquête par l’impérialisme occidental, et plus précisément au début de celle-ci, menée par l’Empire britannique. L’Anthropocène contre l’histoire racontait comment les capitalistes anglais avaient choisi la vapeur – et donc le charbon – au détriment de l’énergie hydraulique (quasi gratuite) utilisée jusque-là, cela parce que la vapeur leur fournissait le moyen de concentrer et de discipliner la main d’œuvre dans des usines au cœur des zones industrielles, la soumettant à des normes horaires plus régulières et des cadences de travail toujours plus rapides, leur permettant en somme de maximiser les taux de profit. Et de décupler les quantités produites. Ce qui entraînait deux nouveaux problèmes : celui de l’approvisionnement nécessairement plus important en matières premières (pour faire vite, on dira : charbon et coton) et celui des débouchés des produits manufacturés. Dans les années 1830, écrit Andreas Malm (pages 33-34 de Pour la Palestine…) l’industrie cotonnière anglaise avait tant distancé tous les autres secteurs industriels qu’elle connaissait une grave crise de surproduction : des montagnes de surplus de fil et de tissu sortaient des usines. La demande intérieure ne suffisait pas à les absorber totalement. La Grande-Bretagne cherchait donc désespérément de nouveaux marchés d’exportation ; et par bonheur, en 1838, l’Empire ottoman avait consenti à un accord de libre-échange fabuleusement avantageux, le traité de Balta-Liman. Il devait ouvrir les territoires sous le contrôle du sultan à des exportations britanniques à peu près illimitées. Le problème, c’est qu’une part croissante de ces territoires était en train de passer sous le contrôle de Méhémet Ali [pacha d’Égypte, officiellement vassal de l’Empire ottoman, mais en réalité souverain de son propre royaume et alors en guerre avec le sultan], qui poursuivait une politique économique opposée : la substitution aux importations. Ali construisait ses propres usines de coton en Égypte. À la fin des années 1830, l’industrie du coton égyptienne était devenue la plus importante hors de l’Europe et des Etats-Unis. Ali refusait aussi totalement le principe du libre-échange britannique : il avait mis en place des tarifs douaniers, des monopoles et d’autres mécanismes de protection autour de son industrie du coton et il la défendait si efficacement qu’elle avait pu faire des incursions sur des marchés jusque-là dominés par la Grande-Bretagne, jusqu’en Inde même.
L’Inde, justement… La politique d’entente avec l’Empire ottoman avait bien sûr pour but d’ouvrir des marchés (importation de matières premières, exportation de produits manufacturés, soit ce que l’on a appelé plus tard « l’échange inégal » entre les pays capitalistes « avancés » et le tiers monde), mais aussi de garantir sécurité et stabilité autour de la « route des Indes » (pour laquelle Bonaparte avait lancé son « expédition d’Égypte »). Or la présence d’un régime politique tel que celui de Méhémet Ali au beau milieu de cette fameuse route était tout simplement intolérable pour l’Empire britannique (dont on rappelle qu’il était alors la première puissance mondiale).
La Grande-Bretagne était furieuse. Et nul n’était plus furieux que Lord Palmerston, le ministre des Affaires étrangères et principal architecte de l’Empire britannique au milieu du XIXe siècle. « La meilleure chose que Méhémet puisse faire serait de détruire toutes ses manufactures et de jeter ses machines dans le Nil », s’exclamait-il. Pour lui comme pour le reste du gouvernement britannique, le rejet du traité de Balta-Liman était un casus belli. Le libre-échange devait être imposé à Ali et à tous les territoires arabes sous son contrôle. Sinon, l’industrie du coton britannique resterait étouffée, privée des débouchés nécessaires à la poursuite de son expansion, sans parler du risque supplémentaire que représentait le jeune concurrent égyptien. Lord Palmerston ne faisait pas mystère de ses principes de politique étrangère. C’était « la tâche du gouvernement que d’ouvrir de nouvelles voies pour le commerce de ce pays » ; son « grand objectif » en « tout point du monde » était d’ouvrir les territoires au commerce, ce qui le poussait à une confrontation générale avec Ali. La « question orientale » était devenue son obsession. « Je déteste Méhémet Ali, qui n’est pour moi qu’un barbare arrogant, écrit-il en 1839. Je considère sa civilisation d’Égypte dont on fait si grand cas comme la plus parfaite escroquerie. » Londres se fait alors plus belliqueux de mois en mois. « Sachez que l’Angleterre a le pouvoir de vous pulvériser », avertit le consul général à Alexandrie. « Nous devons frapper à la fois vite et bien », conseille Lord Ponsonby, ambassadeur britannique à Istanbul, « et toute la structure branlante de ce qu’on appelle ridiculement la Nationalité arabe va s’effondrer. » (p. 34-35)
C’est bien sûr Malm qui souligne pulvériser. Car nous connaissons la suite de l’histoire : la pulvérisation effective de la ville d’Acre. Située sur le rivage méditerranéen de la Palestine, cette ville fortifiée était réputée pour avoir résisté six mois au siège par l’armée napoléonienne en 1799, puis de nouveau six mois en 1831 avant de céder à Ibrahim Pacha – le fils de Méhémet Ali – qui conduisait les armées de son père lors de l’intervention anglaise. Or les Britanniques pouvaient compter sur une force navale dont le fer de lance était constitué par quatre navires à vapeur ultramodernes, dont la Gorgon, vaisseau amiral propulsé par un moteur de 350 chevaux, capable de transporter 380 tonnes de charbon, 1600 soldats et six canons. Cette armada, complétée par une quinzaine de navires à voiles, commença par bombarder Beyrouth, où l’on évoque le chiffre de 1000 personnes tuées, « avec des cadavres jonchant les rues ». La guerre se poursuivit par une course-poursuite – les troupes d’Ibrahim Pacha sur terre et celles de Napier, l’amiral britannique, sur l’eau, le long de la côte. De Londres, Palmerston ordonna alors l’assaut sur Acre, tous étant bien conscients que la décision aurait lieu là, puisque la forteresse était le pivot de la défense égyptienne sur la côte levantine. Le bombardement, par les seuls vapeurs, les voiliers ayant été retardés par le manque de vent, commença le 1er novembre 1840 – les navires virevoltant dans la baie, agiles grâce à leurs moteurs, et échappant ainsi facilement aux tirs des canons d’Acre. Le soir du 2 novembre, ils furent rejoints par le reste de la flotte qui put ainsi cerner le promontoire avancé dans la mer de la forteresse. Le 3 novembre, après deux heures et demie d’un pilonnage formidable par toutes les bouches à feu de la flotte…
Dans la ville d’Acre, « une masse de feu et de fumée s’éleva soudain comme un volcan dans le ciel, suivie immédiatement d’une pluie de matériaux de toutes sortes qui avaient été emportés par sa force. La fumée s’immobilisa quelques instants comme un immense dôme noir, obscurcissant tout », peut-on lire dans un des nombreux récits de cet événement. […] La grande poudrière d’Acre a été touchée par un obus. D’après le récit d’un capitaine britannique, le « dépôt a explosé à la suite d’un tir d’obus bien dirigé de la frégate à vapeur Gorgon ». On ne peut pas exclure qu’il s’agisse d’un tir accidentel mais les Britanniques connaissaient parfaitement la position du dépôt. Sur la base de renseignements récents, Lord Minto, le commandant en chef de la Royal Navy, avait informé le commandant sur le terrain qu’il y avait « beaucoup de poudre stockée très périlleusement à Acre » et l’avait désignée comme une cible adéquate dans une lettre signée le 7 octobre.
Quel que soit le degré exact d’intentionnalité, les résultats de la frappe du premier navire de combat à vapeur ne font aucun doute. La ville palestinienne d’Acre est transformée en un tas de gravats. « Deux régiments entiers – explique un rapport adressé à Lord Palmerston – ont été anéantis et dans un périmètre de 50 000 mètres carrés, toute créature vivante a cessé d’exister ; les pertes humaines sont comprises entre 1200 et 2000 personnes selon les estimations. » (p. 38-41)
Je passe sur les descriptions de ce que découvrirent les Britanniques lorsqu’ils débarquèrent, les derniers défenseurs ayant abandonné la ville. Cela ressemble étrangement à ce que nous pouvons lire ou voir quotidiennement sur Gaza depuis le 7 octobre 2023. Mais :
Quels que soient les remords éprouvés par les hommes débarqués à Acre, la joie ressentie à Whitehall [siège historique du gouvernement britannique, et aussi de l’Amirauté] ne connaît pas de limites. Lord Palmerston félicite la Royal Navy pour la prise de la ville qui permet d’assurer « l’application des traités commerciaux ». La voie est dégagée pour le libre-échange au Proche-Orient. Cette prouesse est le fait des vapeurs, loués partout pour leur efficacité : ils « changeaient constamment de position dans l’action et lançaient des boulets et des obus dès qu’ils identifiaient les positions de tir les plus efficaces », observe un rapport, notant qu’il est « assez remarquable qu’aucun des quatre navires à vapeur n’ait eu un seul de ses hommes tués ou blessés ». (p. 45-46)
Les Britanniques ne s’arrêtèrent pas là. Ils débarquèrent brièvement à Gaza afin de détruire les bases logistiques de ce qui restait de l’armée égyptienne, et aussitôt après la Gorgon mit le cap sur Alexandrie, Napier menaçant de lui infliger le même sort qu’à Acre si Méhémet Ali ne se pliait pas à l’intégralité des exigences britanniques. Celui-ci demanda à conserver au moins la Palestine. Mais selon Napier, cela n’était pas négociable, pas plus que l’application du traité de Balta-Liman en Égypte. Ali dut céder sur toute la ligne.
C’est ainsi que l’Égypte fut « subordonnée », comme l’écrit Andreas Malm. « La Grande-Bretagne [avait] détruit le proto-empire arabe au moyen de la vapeur. » Comme il le remarque justement, « la vapeur permettait aux amiraux et aux capitaines de brancher leur bateaux sur un courant venu du passé, une source d’énergie extérieure à l’espace et au temps du combat, dans lequel les navires pouvaient ainsi faire feu comme s’ils avaient des ailes » (p. 48). C’est moi qui souligne, frappé par le paradoxe que représente cette puissance nouvelle (ce « progrès ») nourrie de passé… Dès 1842, le journal anglais The Observer notait : « Dès à présent, la vapeur est tout près de réaliser l’idée de l’omniprésence militaire ; elle est partout et il n’est pas question de lui résister. »
Cependant, le rabaissement de l’Égypte au rang de subalterne ne fut pas la seule conséquence de la pulvérisation d’Acre – ou de la démonstration de toute-puissance de l’Empire britannique en 1840. En effet, c’est de cette même année, écrit Andreas Malm, que date la première proposition de colonisation de la Palestine par des Juifs.
Le 25 novembre […], Palmerston écrit à Ponsonby, l’ambassadeur à Istanbul. « C’est un grand triomphe pour nous tous [il fait référence à la chute d’Acre quelques semaines auparavant], tout particulièrement pour vous, qui avez toujours soutenu que le pouvoir de Méhémet s’effondrerait sous les coups d’une attaque européenne. » Et de poursuivre : « Je vous prie de faire tout votre possible pour ces Juifs ; vous n’avez pas idée de l’intérêt qu’ils suscitent ; ce serait extrêmement diplomatique [si vous pouviez faire en sorte] que le sultan leur donne toutes facilités pour retourner en Palestine et y acheter des terres ; et si on leur permettait de recourir à nos consuls et nos ambassadeurs pour porter leurs réclamations, autrement dit, de se placer pratiquement sous notre protection, ils reviendraient en nombre considérable et apporteraient avec eux une grande richesse. »
Cinquante-sept ans avant le premier congrès sioniste, soixante-dix-sept avant la déclaration Balfour, cent sept ans avant le plan de partage, l’architecte en chef d’un Empire britannique quasiment au sommet de sa puissance pose ici la formule de la colonisation en Palestine. (p. 53)
Andreas Malm rappelle ensuite qu’il existait déjà depuis les années 1830 un courant de « sionisme chrétien » en Grande-Bretagne, dont la moindre des représentantes n’était pas… Lady Palmerston, justement. Mais au-delà de ce que Malm appelle un « fantasme absolument gentil – un fantasme anglo-saxon blanc et chrétien dans lequel des Juifs réels […] ne jouent aucun rôle actif », Lord Palmerston, lui, poursuit la stratégie impérialiste d’ouverture des marchés partout dans le monde – et particulièrement en Orient.
[Il] demande à Ponsonby de convaincre le sultan « d’encourager les Juifs à retourner s’installer en Palestine car la richesse qu’ils apporteraient avec eux accroîtrait les ressources des territoires du sultan » ; en outre, « une colonie juive pourrait constituer un frein à tout mauvais dessein futur de Méhémet Ali ou de son successeur ». Tout au long de la « crise orientale », Palmerston ne cesse de développer cet argumentaire dans ses lettres à son ambassadeur : un « retour » des Juifs en Palestine, ce serait y implanter « un grand nombre de riches capitalistes » ; si le sultan les acceptait, il gagnerait l’amitié de « classes puissantes dans ce pays [le Royaume-Uni] » ; « le capital et l’industrie des Juifs accroîtraient considérablement ses revenus et augmenteraient formidablement la force de son empire ».
Nous avons ici sous les yeux, poursuit Andreas Malm, une sorte de scan cérébral du sionisme impérialiste. Parce que les Juifs seraient liés à la métropole, leur donner la Palestine contribuerait à libérer le développement capitaliste et à empêcher l’émergence de nouveaux rivaux récalcitrants dans la région. (p. 56-57)
Le Times lui-même avait publié le 17 août 1840 un article expliquant qu’une colonie juive en Palestine constituerait « un rempart contre les intrusions ultérieures de la tyrannie sans foi ni loi et de la dégénérescence sociale » – en bref, qu’elle serait « avantageusement employée dans les intérêts de la civilisation en Orient ». (p. 57) Où l’on voit que ce projet commençait à acquérir une certaine notoriété.
Andreas Malm passe ensuite en revue un certain nombre de déclaration « sionistes », émanant d’officiers ou d’autres membres de l’administration et, pour le dire vite, de la classe dominante anglaise, mais aussi d’Américains, y compris le premier Juif sioniste américain… Ces diverses prises de positions ont deux points en commun : 1) la terre de Palestine est désolée, à peine hantée par quelques Bédouins faméliques, et elle n’attend que des hommes industrieux et porteurs de capitaux pour (re)fleurir ; il semble que ce soit à ce moment-là qu’est né le slogan attribué plus tard au mouvement sioniste, « une terre sans hommes pour des hommes sans terre » ; 2) ces « hommes sans terre », en s’installant en Palestine, constitueront la pointe avancée de la civilisation dans une région arriérée, voire barbare.
En 1840 coïncident donc la pulvérisation d’Acre grâce à la vapeur et une première publicité du projet sioniste.
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