En 1998, le gouvernement Jospin donne l’autorisation pour l’installation d’un laboratoire visant à expérimenter le « stockage en couche géologique profonde » des déchets radioactifs issus de l’industrie nucléaire française.
Depuis, de nouvelles lois passent afin de valider le principe d’un centre unique, situé à Bure.
C’est donc sur place que les opposants au projet se mobilisent pour empêcher le début des travaux. Ceux qui vécurent les luttes antinucléaires des années 1970 le savent : il n’est pas simple d’affronter le mastodonte atomique français — débats publics bidons, opacité, soutien sans faille de l’État et moyens démesurés. Comment, alors, faire vivre à nouveau la flamme du combat antinucléaire ? Militant habitant sur place depuis plus d’un an, Gaspard d’Allens, coauteur de l’enquête Les Néo-paysans, nous raconte la réalité de la lutte et les enjeux stratégiques de ce nouveau « front », bien décidé à ne plus se satisfaire des seules manifestations.
En France, le combat antinucléaire est marqué par l’avancée inexorable du désastre atomique. Après la virulence des manifestations de la première heure, il s’est enfermé dans la contre-expertise scientifique et le folklore des grandes chaînes humaines, peinant à trouver une prise face au lobby nucléaire et à l’État. En quarante ans, et malgré Plogoff, la mort de Vital Michalon, le blocage des trains Castor (Cask for storage and transport of radiocative maetrial), les multiples pétitions et manifestations, la France est devenue le pays le plus nucléarisé du monde. Dans le rang des antinucléaires, il règne aujourd’hui une certaine amertume, une fatigue. Le mouvement est d’ailleurs vieillissant. Les grandes messes militantes n’ont plus la splendeur d’antan et se répètent comme des litanies : ils étaient 10 000 au début des années 2000 à défiler sur les côtes sauvages du Cotentin contre l’EPR (réacteur pressurisé européen) de Flamanville ; nous n’étions plus que 4 000 en octobre dernier. Ces manifestations ne sont plus que l’expression d’une grande kermesse, une succession de corps et d’atomes dépressifs, qui scandent des « On ne lâche rien » pour se rendre finalement compte que l’on a tout perdu. Il manque au mouvement anti-nuke des victoires, aussi minces soient-elles. Il manque un front, une bataille où rien ne serait inéluctable, où nous aurions la possibilité de changer réellement le cours des choses.
Renouer avec la radicalité
À Bure, les récentes mobilisations, contre le projet Cigéo (Centre industriel de stockage géologique) d’enfouissement des déchets radioactifs, donnent une lueur d’espoir. Depuis l’été dernier, des opposant.e.s à ce projet occupent illégalement le bois Lejuc et empêchent le début des travaux de la future poubelle nucléaire. Ce chantier démesuré vise à enfouir plus de 80 000 m³ de déchets radioactifs dans un coin perdu de la campagne meusienne. Loin des yeux et loin du cœur, à 500 mètres sous terre. L’enjeu est décisif pour la filière : c’est un moyen de montrer qu’elle maîtrise la gestion de ses déchets et que l’on peut donc, sans ciller, continuer à construire des centrales et des EPR à tout va. Le nucléaire est une énergie propre, puisqu’on vous le dit ! C’est évidemment un tour de bonimenteur, un argument financier et marketing, mais sûrement pas scientifique. Personne ne peut « gérer » des déchets qui resteront dangereux pour des centaines voire des millions d’années. Les opposants qui occupent en ce moment la forêt en ont bien conscience et refusent de voir un territoire rural être sacrifié par l’industrie nucléaire. Depuis le 26 avril 2017, ils sont expulsables mais restent déterminés à défendre ce bois. Ils avaient déjà connu une expulsion l’été dernier, la forêt s’était emplie de gaz lacrymogène et de centaines de gendarmes. Ils avaient finalement réussi à réoccuper la forêt en août 2016. Depuis, des barricades ont poussé, ainsi que des cabanes dans les arbres à plus de 20 mètres de hauteur pour se protéger des attaques policières. Le combat se joue sur le terrain mais aussi dans les prétoires, où les opposant.e.s ont eu gain de cause à plusieurs reprises : les défrichements illégaux de l’Andra (Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs) ont été condamnés par la justice. La délibération du conseil municipal ayant cédé le bois Lejuc à l’agence a aussi été jugée « irrégulière » par le Tribunal administratif de Nancy le 28 février dernier. Le conseil municipal a revoté en mai une délibération mais celle-ci est de nouveau contestée, car entachée de conflits d’intérêt.
La lutte de Bure, vieille de plus de 20 ans, prend un tournant inédit. Les actions directes et les sabotages sont maintenant pleinement assumés. Le 18 février dernier, des centaines de manifestants se sont attaqués aux grilles de l’Andra malgré les tirs de grenades lancés par les forces de l’ordre. Après des années à jouer les bons élèves, à participer aux concertations bidons, la coordination Bure Stop soutient qu’« il est inévitable que la colère finisse par s’exprimer hors des espaces tolérés par les autorités et autrement qu’avec la fleur aux dents1 ». Cette montée en radicalité n’est pas sans précédent. Elle nous rappelle la fronde populaire qui avait agité les villages du Maine-et-Loire et des Deux-Sèvres à la fin des années 1980, alors que l’Andra projetait d’y enfouir ses pires poisons. Les barricades de tracteurs au Bourg d’Iré, le saccage des bureaux de l’agence à Segré, les déversements de lisier à Neuvy-Bouin et la forte mobilisation des populations avaient obligé l’État à reculer. Fin 1989, dans ces petits villages, presque chaque jour, des affrontements avaient lieu avec les forces de l’ordre. Des milliers de personnes brûlaient leur carte électorale en signe de contestation. Les élus étaient obligés de suivre pour ne pas être traités de « collabo ». Pour mettre fin aux hostilités, le gouvernement Rocard s’est retrouvé contraint de signer, le 9 février 1990, un moratoire sur les projets d’enfouissement de déchets radioactifs. Il est étonnant de voir à quel point ces luttes sont peu connues alors même qu’elles ont été décisives et victorieuses. Elles ont su très tôt allier une diversité de pratiques et assumer une part de conflictualité tout en étant très ancrées localement. Sans s’y référer complètement, la lutte de Bure a bien des similitudes avec ces mobilisations : la colère qui s’exprime aujourd’hui est le fruit de l’exaspération des populations et des opposant.e.s qui refuseront jusqu’au bout que leur territoire se transforme en dépotoir nucléaire. À Bure, les succès des derniers mois sont liés à plusieurs choix stratégiques qu’il est intéressant d’expliciter ici afin non pas de les reproduire comme une franchise, mais d’esquisser des tactiques de lutte efficaces.
Assumer la multiplicité
Une des grandes réussites des dernières mobilisations a été d’articuler différents modes d’actions, à comprendre leur complémentarité au sein d’un même mouvement. « Il n’y a pas d’un côté le manifestant masqué sur la barricade et de l’autre le citoyen pétitionnaire devant son écran », écrivaient en juin 2016 des opposant.e.s. La lutte a su rallier autour d’elle des personnes d’horizons différents : des jeunes politisés par Nuit Debout ou la COP 21 à la sphère autonome, des milieux anarchistes aux paysans de la Confédération paysanne, des associations environnementales aux habitants du coin… La diversité des pratiques s’éprouve et se vit, elle se discute en AG ou autour d’un repas, en bonne intelligence. Le choix de la diversité casse une bonne fois pour toute le débat lancinant et dogmatique entre non-violence et action directe. Elle sous-entend aussi un respect, une relation de confiance entre les différentes composantes pour non seulement ne pas mettre en danger celles et ceux qui ne le souhaitent pas mais aussi apporter, parallèlement à des moments de confrontation, des espaces collectifs, joyeux et familiaux.
La lutte de Bure associe le rapport de force sur le terrain grâce à des actions de sabotage, des occupations illégales et des manifestations offensives, ainsi qu’au combat juridique qu’elle mène avec une legal team et une équipe d’avocats surinvestis et déterminés. Elle fait aussi de la visibilité médiatique une arme pour contrecarrer l’Andra qui tente d’avancer depuis 20 ans sans vague. Tout tient ensemble : il ne peut y avoir de lutte juridique sans actions et blocages sur le terrain, car les recours sont non rétroactifs. Les actions offensives restent, elles, fragiles sans discours et visibilités extérieures car elles peuvent être mises sous silence ou caricaturées. Enfin, la médiatisation sans action ou travail de fond juridique se résume à une communication creuse et sans consistance. Donner différents visages à la lutte est essentiel pour éviter les étiquettes stigmatisantes et dérouter les autorités qui cherchent à donner une image négative ou falsifiée du mouvement, notamment en employant le terme de « ZAD ». Une brochure écrite à Bure au cours de l’été 2016 résume bien cette idée : « Une stratégie de résistance générale et collective peut consister à se rendre indiscernables. Les tactiques et les rôles que nous jouons doivent se transformer au gré des circonstances et des rapports de force. Émeutier un jour, citoyen légaliste qui demande des comptes le lendemain, danseur fou le surlendemain. »
Habiter et défendre un territoire
Depuis plusieurs années, nous avons vu les limites des grandes manifestations antinucléaires, ponctuelles et éphémères, avec l’arrivée massive de cars et sa lourde logistique de barnums. Si elles peuvent parfois marquer le rapport de force, elles laissent souvent derrière elles des lendemains désenchantés et vides. À Bure, cette impression se ressent d’autant plus que le projet de poubelle nucléaire s’est implanté sur un désert démographique. Après le passage de la foule et des journalistes, c’est « le silence éternel des espaces infinis », le calme plat. Sans présence continue des opposants sur le terrain, l’Andra peut avancer ses pions en toute tranquillité. Nombre d’opposant.e.s ont donc décidé d’habiter ce territoire, de s’y ancrer pleinement en lien avec les riverains et les paysans du coin. En retapant des maisons, en lançant des activités agricoles et en construisant dès maintenant une autre forme de vie, plus collective et plus autonome, ils enracinent la résistance et lui donnent de la consistance. Si nous voulons réenchanter le combat antinucléaire, nous devons le réencastrer dans des logiques plus vastes : lutter contre « le nucléaire et son monde », contre l’État fort, le capitalisme, l’oligarchie, l’extractivisme. Lutter contre « Cigéo et son monde » en défendant un territoire avec son histoire, ses forêts, ses terres agricoles et sa vie rurale.
Bure est devenu un point de ralliement et de rencontre, où des jeunes et des moins jeunes décident de se lancer corps et âme dans la lutte, d’y mettre leurs tripes, leur joie et leur rage. Non pas en étant des « militants professionnels », des « experts du nucléaire », mais plutôt en mêlant la vie à la lutte. Ce qui se trame à Bure ne peut se résumer à des arguments techniques, à des lignes sur un tract politique, c’est d’abord et avant tout une expérience vécue. A la manière de ce qui se vit dans « les libres républiques » de la vallée No TAV décrites dans le livre Contrées, du collectif Mauvaise Troupe : « C’est un monde effervescent, un monde autre qui s’ouvrait, l’économie et le contrôle étaient suspendus, remplacés par la force de liens qui ne se sont pas depuis dénoués. Et ce n’est plus seulement pour protéger un simple terrain que les barricades se sont érigées, mais pour défendre la possibilité de ce qui s’y construisait et s’y affirmait ».
Éviter l’écueil de l’électoralisme et le fétichisme de la massification
… Les opposant.e.s rappelaient : « Il n’y a pas de buffet électoral prévu chez nous, les palettes construisent des chiottes sèches pas des pupitres de meeting […] ; on ne sert plus de soupe politique. On fait plutôt dans la récup’ de désillusionnés des chamailleries de partis, on remixe nos propres idées assaisonnées d’autogestion, d’autonomie et d’horizontalité. » Le laboratoire de Bure a été validé en 1999 par Dominique Voynet lors du gouvernement de la gauche plurielle. Cette décision a été vécue localement comme une trahison et a privé de crédit toute parole venue d’en haut. Après 25 ans d’enfumage démocratique, plus personne, ici, n’est dupe. Il faut compter d’abord sur nous-mêmes, sans délégations. « Notre force collective se construit dans l’entremêlement des individualités et non dans leur addition bêtement quantitative », écrivent des opposant.e.s.
La massification du mouvement n’est pas un objectif prioritaire, unique. On ne peut la faire advenir en l’implorant, en visant seulement cette abstraite « opinion publique ». La massification est plutôt une conséquence de ce que l’on arrive à faire et à construire, ensemble, sur le terrain. À 400 personnes déterminées, nous pouvions faire tomber le mur qui entourait le bois l’été dernier, et marquer ainsi une grande victoire contre l’Andra, avec un retentissement national. On peut se sentir puissants à quelques centaines, et faibles et atomisés à plusieurs milliers. Ce qui compte en priorité c’est le partage d’un moment et d’un geste commun, mêlant la colère au rire et à la fête. Et c’est ainsi que petit à petit des centaines de personnes entendent parler de Bure et nous rejoignent. Peu importe le nombre, ce qui nous tient collectivement est ailleurs : un imaginaire, l’ébauche d’une vie autre et d’une réappropriation de nos existences. Depuis cet été, ce petit village, aux confins de la Meuse, est en pleine effervescence. Et c’est certain, nous sommes aux prémisses de quelque chose de plus grand encore.
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