« On se bat avec des technologies qui prennent notre concentration »
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Nous sommes en 2041 et toutes nos données numériques ont disparu d’un coup. Les smartphones, les ordinateurs et les voitures autonomes sont encore là, mais leur contenu s’est volatilisé. Sans data, plus de carburant pour faire tourner la machine du monde moderne. Tel est le scénario imaginé par Enki Bilal dans son nouvel album, Bug, paru le 22 novembre aux éditions Casterman. Un album apocalyptique, peu amène envers une espèce humaine en perdition dès qu’on lui retire Facebook… Nous avons discuté avec l’auteur de cette trame très sombre et, plus largement, de l’impact du numérique sur notre cerveau et sur nos vies.
Second opus de l’historien israélien Yuval Noah Harari, après Homo Sapiens, Homo Deus imagine l’avènement du « dataïsme ». Une religion des données qui dépossèderait les humains de leur autorité pour la transférer aux algorithmes, et comblerait le vide spirituel contemporain. C’est justement Harari que cite Enki Bilal en épigraphe de Bug, avec les mots suivants : « Le péché le plus grave serait de bloquer le flux de données. Qu’est-ce que la mort, sinon un Etat où l’information ne circule plus ? ».
Dans Bug, l’information ne circule plus, alors la société déraille : les avions se crashent, des centaines de milliers d’usagers sont bloqués dans des ascenseurs numérisés, les banques sont attaquées, plus de 30 000 suicides « psycho-traumatiques » sont à déplorer… Dans le même temps, la mémoire du monde semble avoir été intégralement transférée dans le cerveau d’un seul homme : Cameron Hobb, de retour d’une mission sur Mars…
Après avoir imaginé le grand dérèglement climatique, entre 2009 et 2014 dans sa trilogie Coup de sang, Bilal s’est consacré à la peinture. Il revient trois ans plus tard avec un sujet inépuisable, celui des travers de nos sociétés numériques.
Usbek & Rica : Quel est le point de départ de Bug ? Est-ce votre observation du quotidien ? Ou des lectures ? Des mises en garde d’experts en cybersécurité sur la fragilité de notre société numérique, des avertissements sur notre rapport aux écrans, des reportages sur le transhumanisme ?
Enki Bilal : Un peu tout ça à la fois, c’est un regard global vers la zone proche de notre avenir. Je sortais d’une fable mythologique un peu délirante, j’avais envie de me poser sur quelque chose d’un peu plus concret. Il y a Elon Musk et ses déclarations sur un proche voyage sur Mars, il y a les avancées de la robotique, de l’intelligence artificielle, tout ce qui s’installe réellement dans nos vies, et qui m’amène à me dire : et si ça buggait complètement ? Si tout disparaissait ? Il y a des pare-feu à tous les niveaux, donc je sais qu’un bug général ne peut pas arriver, mais je ne voulais pas d’une explication rationnelle à cette disparition. Pour ne pas avoir à rendre des comptes à des spécialistes. En trouvant le titre, « bug », je me suis rendu compte que le sens en anglais, « bestiole, insecte », inspire quelque chose d’un peu répugnant, donc j’ai imaginé qu’un type revienne de Mars et j’ai pensé à Alien… Ça désamorce aussi le côté rationnel. Dans le même temps, on est en 2041, date à laquelle il y aura eu au moins une mission pour Mars, dirigée par Musk ou par quelqu’un d’autre. C’est une temporalité très proche, ce qui me permet de ne pas représenter un monde futuriste : il ne fallait pas créer visuellement une rupture supplémentaire. Je voulais qu’on voie que le bug pourrait quasiment arriver maintenant.
Vous évoquez Elon Musk : dans Bug, il a 70 ans, Zuckerberg 57, et Ray Kurzweil 93. Ils représentent le petit monde de la Silicon Valley, rassemblé dans une secte, plongée dans la sidération. Quel rôle jouent pour vous ces nouveaux gourous ?
Ils ont une responsabilité dans la mesure où ils ont lancé la machine de la numérisation du monde, et la font prospérer. Dans l’album, ils sont les premiers à comprendre à quel point ils sont dans l’impuissance. Et dans la suite, ils vont vouloir mettre la main sur Cameron Hobb, tout comme des individus pourront avoir envie de mettre la main sur lui pour le séquestrer dans une cave et lui extorquer ses données. Le sujet va évoluer, il est tellement énorme… Je pensais en faire un one-shot de 200 pages mais j’ai réalisé au bout des premières pages que ça pouvait aller dans tous les sens, de la façon dont la vie d’un couple est affectée jusqu’à une échelle plus globale, celle de guerres entre États.
Cameron Hobb, le héros, qui a aspiré toute la mémoire, « c’est Internet à lui tout seul », dites-vous. Pour s’en sortir face aux performances de l’intelligence artificielle, vaut-il mieux nous connecter directement à la machine via des lacets neuronaux ou des implants, comme le préconisent les transhumanistes, ou bien plutôt muscler nos cerveaux biologiques ?
Muscler le cerveau, c’est la solution la plus saine, la moins risquée. Avec le numérique, le cerveau s’avachit. D’une certaine façon, on devient paresseux. Je penche évidemment pour cette solution plutôt que pour une invasion, avec des choses comme des implants qui excitent sur le plan de l’imaginaire, mais sont dangereuses. Dans l’album, on va découvrir les dégâts des implants, à travers un personnage qui en est truffé.
Étonnamment, vous ne faites pas directement mention de l’intelligence artificielle. Parce que pour vous le danger se situe dans le tout numérique avant tout, plutôt que dans l’IA susceptible de nous dépasser ?
L’intelligence artificielle va venir plus tard. Avec ce sujet, je viens d’ouvrir une boîte de Pandore… Je compte en faire une série de films, que je vais développer en parallèle. Et si on transpose, cet album, ce serait l’équivalent d’un épisode de 52 mn, ça ne concerne que 15 jours… J’ai l’impression que je touche à une thématique qui englobe toutes les thématiques. Et je dois dire que je suis toujours en admiration devant les gens qui arrivent à faire de l’autofiction sans parler du monde dans lequel on vit.
Dans Bug, sans données ni smartphones opérationnels, les ados se suicident. « Je ne veux plus vivre sans Siri ni Weface », écrit l’un deux. Plus loin, « on recherche les personnes nées avant 1980 » au « potentiel intellectuel pas totalement affecté par l’avènement du tout numérique ». Vous forcez le trait, bien sûr. N’est-ce pas malgré tout une vision très caricaturale de la jeunesse, qui s’émancipe pourtant aussi via les réseaux sociaux et Internet ?
Ça, ça choque, j’ai l’impression ! Certains me disent que c’est une vision rétrograde, mais ce n’est pas une critique envers la jeune génération. Quand je dis que des gamins n’oseront pas se regarder dans les yeux, c’est une réalité, je fais référence à une sonnette d’alarme posée par des médecins, des psychologues. Trop d’écrans finissent par nous couper du réel. Je suis désolé mais, pour le selfie par exemple, je m’inspire de ce que je vois. Je voyage beaucoup, j’observe les gens. Par exemple quand ils se croisent dans les ascenseurs : laisser sortir les gens, aujourd’hui, ça n’existe plus. Les gens très riches ou très bien éduqués, ils sortent avant que vous n’en sortiez, ils vous bousculent, soit parce qu’ils ont leur portable dans la main, soit parce qu’ils l’ont dans la tête. Et pour moi, les plus faibles, dans toutes les grandes ruptures sociales et technologiques, sont ceux qui trinquent. Je pense à ceux qui vont payer.
Vous présentez quand même une nouvelle génération pas loin d’être stupide…
Je ne veux pas dire ça du tout. Ce n’est pas une question de bêtise, c’est une question de fonctionnement du cerveau. On ne peut pas reprocher à un nouveau pilote de ne pas savoir conduire un ancien avion, il a été formé à autre chose. C’est le système qui a produit ça : ceux qui croient que je m’en prends aux jeunes, ou à des gens de notre futur proche se trompent. C’est le système que je dénonce.
Les jeunes qui ont été entourés d’écrans dès tout petit sont « dévitalisés » par l’incident. À vos yeux, qu’a changé le numérique à notre sociabilité ?
On est persuadés qu’on communique énormément. Moi, je ne suis pas sur Facebook, ni sur aucun réseau social. Je considère que je communique à travers mes livres. Cette obsession de la communication permanente, finalement, ne crée pas davantage de liens. On a des amis qu’on ne connaît pas, on existe sans exister, et on devient soi-même comme quelque chose de virtuel. Le contact, on ne va plus savoir ce que c’est. Le contact charnel, j’entends. Ou le regard, deux regards qui s’accrochent et qui communiquent. Mais je le constate, je le lis de droite à gauche, et je ne fais que faire part d’une forme de questionnement. Je ne suis pas pessimiste sur le futur pour autant, c’est mon graphisme qui fait ça. Mais il y a de la dérision et de l’humour. Et je pense que la nouvelle génération, qui est en train de prendre les choses en main, va créer de nouveaux fonctionnements sociétaux, politiques, culturels…
Pas de bol pour les vingtenaires et trentenaires d’aujourd’hui alors, qui seraient donc juste nés au mauvais moment ?
On est dans une phase de dépression et de régression, je le pense sincèrement. Non pas que je sois du genre à dire “c’était mieux avant”, ce n’est pas ça. Je considère que la révolution numérique a coupé certains liens de transmission. Il y a un appauvrissement dans plein de secteurs culturels : la langue, les arts graphiques… Mais c’est quelque chose de passager. Parce qu’une autre machinerie est en train de se mettre en place. Les nouvelles générations vont nous imposer de nouvelles formes d’art : il y a la vidéo, tout ce qui est lié à la robotique, à l’IA… L’être humain a toujours su s’adapter à la société. Le monde est vaste. En Inde, en Chine, un peu partout va émerger toute une série de gens brillants qui vont faire progresser les choses. Nous vivons dans un monde absolument passionnant.
La mémoire est au cœur de votre sujet. Sans pouvoir se reposer sur le numérique, sans documents, ni photos, ni rien, l’humanité n’a tout à coup plus de souvenirs. Qu’avez-vous peur que l’on oublie ?
Avec le numérique, l’homme a tout stocké dans des disques durs, dans l’idée qu’il allait « disponibiliser » son cerveau pour d’autres choses. On finit, tout bêtement, par ne plus connaître ses numéros de téléphone. Si on les a pas notés, on est perdus. C’est purement objectif. Mais on perd la mémoire de façon plus générale : que va-t-on retenir de l’histoire du XXe siècle ? J’ai l’impression que le XXe siècle est en train de disparaître alors qu’il a été tellement fort, puissant, violent. J’ai l’impression qu’on veut le rendre obsolète, comme si c’était une mauvaise référence.
C’est-à-dire ? Où le trouvez-vous absent ? Dans les médias, la politique, la culture ?
Un peu partout. Comme si c’était un siècle honteux. Comme si on ne voulait pas voir. Dans Le Sommeil du monstre (le premier album de la Tétralogie du monstre, où il évoque le parcours de trois orphelins nés sous les bombes de Sarajevo, en 1993, et inspiré de son histoire personnelle, Ndlr), le devoir de mémoire était au cœur de l’histoire. Aujourd’hui, j’ai l’impression que cette fracture numérique modifie notre regard sur notre passé, sur le temps d’avant cette rupture.
Parce qu’on vit dans le règne de l’instantané ?
Parce qu’on se bat avec des technologies qui nous prennent notre concentration. La génération des parents a dû s’adapter et cela crée tout un tas de dysfonctionnements sociétaux. Je pense que quand on analysera la période entre 2000 et 2020, il y aura des tas de choses intéressantes à dire. Il ne s’agit surtout pas de se tourner vers le passé pour contempler -je suis contre, bien sûr, je suis toujours tourné vers l’avenir- mais pour garder les fondamentaux mémoriels, forts, et un enracinement dans une réalité historique.
Vous nous assurez que votre vision du monde numérique est moins sombre qu’elle n’en a l’air. Pouvons-nous conclure sur le progrès que celui-ci a apporté, à vos yeux ?
Sur le plan médical, beaucoup de choses. Le problème, c’est qu’avec notre système financier, on n’a pas accès à toutes les extraordinaires découvertes, elles ne sont pas démocratisées. Les nanotechnologies, la possibilité d’aller voir au fin fond d’un corps dans un vaisseau minuscule… Il y a des progrès formidables sur le plan scientifique. Même l’A380, c’est exceptionnel. Le problème, c’est qu’il y a toujours le côté sombre et obscur. Paul Virilio dit que chaque nouvel avion magnifique invente le crash magnifique qui va avec. Je considère que le numérique a apporté énormément de progrès. Mais la grande question qui me taraude, c’est comment peut-on avoir autant de progrès et autant de régression sur le plan spirituel, avec l’obscurantisme religieux. Ça, ça fait peur. D’un côté, on va découvrir d’autres planètes, et de l’autre on en arrive à redire que la terre est plate.
Bug, Tome 1, Enki Bilal, éd. Casterman, 88 pages, 18 €.
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