Les paysages de l’éolien

On ne peut plus faire sans les citoyens

L’impact paysager des éoliennes et l’industrialisation des campagnes qu’elles représentent soulèvent de nombreuses oppositions. La querelle pose une question politique : l’éolien peut-il être autre chose que la poursuite du monde industriel, fondé sur la croissance, la consommation et la marchandisation du bien commun ?

Cet article est le dernier d’une série en cinq volets.

« C’est quand même particulièrement cruel de détruire l’environnement au nom de l’écologie, vous ne croyez pas ? » Michel Broncard, vice-président de la Fédération environnement durable, ne mâche pas ses mots. « Dans toute cette affaire, il n’y a que le vent qui soit propre », lance-t-il. Bien loin des couloirs feutrés du colloque éolien, ils sont plus d’une centaine réunis ce 7 octobre dans le centre-ville de Carcassonne pour une manifestation « contre l’éolien industriel ». Cheveux blancs, pancartes de fortune, mégaphone pour dénoncer la « démocrature », les « soldes du patrimoine » et dire non à l’obstination et aux éoliennes. Cas emblématique de la lutte anti-éolienne dans l’Aude, la situation dans la commune de Bouriège. Comme pour chaque projet faisant l’objet d’une contestation, il faudrait des volumes pour décrire les innombrables épisodes de cette mobilisation, qui dure depuis 2004. Particularités de ce projet : la destruction partielle, en 2013, d’un site archéologique connu, mais jamais fouillé, à Saint-Pierre-le-Clair.

Malgré un avis défavorable du commissaire enquêteur et de la commission du patrimoine, le préfet a donné son autorisation. Depuis, les recours se sont succédé, leurs rejets aussi, comme dans la majorité des projets éoliens. Mais le retard a fait abandonner plusieurs développeurs : « On en est à la quatrième société », indique Agnès, du collectif du Pont du Rec. La dernière en date, Valeco, a tenté un passage en force en janvier 2017. Mais, pour accéder au lieu d’implantation des éoliennes, il faut emprunter des chemins d’accès étroits situés en partie sur des propriétés privées, dont les habitants ne s’en laissent pas compter. Ainsi est née la première Zad anti-éolien industriel. La tension est montée au fil des semaines jusqu’à aboutir à une confrontation physique entre les opposant-e-s et l’entreprise de transport du matériel, finalement autorisée à passer par la préfecture.

« Le stade ultime du contrôle de l’industrie sur la nature sauvage » 

« Ils font la loi et prennent le pouvoir sur la ruralité », soupire Agnès. Bouriège est un cas exceptionnel, mais révélateur de la façon dont se vivent souvent les installations d’éoliennes sur le terrain. À chaque manifestation ou rassemblement similaire, on retrouve les mêmes questions, la même indignation, avec désormais une politisation plus importante. En Lozère, on refuse désormais globalement l’éolien, après avoir vu les effets produits dans le département voisin de l’Aveyron : « Les promoteurs ont toujours réponse à tout, toujours raison, mais nous sommes certains que, si nous les laissons s’implanter, cela va finir ici comme en Aveyron, avec des éoliennes partout, il n’y a pas de frein », se désole Michel Cogoluègnes, de l’association Les Robins de la Margeride, qui constate « les divisions, les haines entre habitants et la disparition de solidarités » dans les villages où l’éolien s’est implanté.

Aujourd’hui, il ne s’agit donc plus seulement de lutter contre « la destruction de nos paysages » et la « baisse de la valeur foncière de résidences secondaires » ou les craintes sur l’activité touristique. Il est plus généralement question « d’abandon des citoyens », contre « le mépris et l’obstination ». Et, à chaque fois, on retrouve mêlées les revendications du « pas chez moi » avec des critiques plus globales du système énergétique et politique, et de plus en plus fréquemment de la part des militants ou ex-militants écologistes. Ainsi Monique, croisée à la manifestation de Carcassonne : « Je faisais du solaire dès les années 1980 » ; mais elle s’indigne de la tournure que prend l’éolien. « On nous vend les éoliennes comme on nous a vendu le nucléaire il y a cinquante ans. » Pour elle, c’est « le stade ultime du contrôle de l’industrie sur la nature sauvage ».

 Un nouveau « paysage » pour l’énergie 

La critique « paysagère », souvent évacuée parce qu’elle serait « subjective », a son importance. Mais c’est indéniable, les éoliennes se voient, et de loin. Entre un mât qui culmine à 120 mètres de haut et le clocher de l’église de 12 mètres en surplomb du moindre village, la rupture d’échelle n’a jamais été aussi grande. Est-ce vraiment si laid ? Il pourrait y avoir une forme de beauté dans la machine, l’alignement des parcs, en respect strict des courbes de niveau, cet écartement régulier, mathématique, entre deux mâts. Dans l’Aude, les rapports sur l’impact paysager préconisent désormais de créer des « espaces de respiration » entre les différents parcs déjà installés pour éviter l’effet d’encerclement.

Pour les développeurs, la critique n’est que peu audible. Ils ont l’impression de faire honnêtement leur travail, de compenser avec toutes les contraintes (environnementale, militaire, patrimoniale, géographique…) pour ne s’implanter que dans de petits espaces où ils tâchent de réduire les impacts au minimum.

Plan de gestion des paysages audois

Mais, si l’on s’en tient à cela, on reste encore et toujours sur une optique technicienne du paysage et de l’implantation des turbines éoliennes. Alain Nadaï, sociologue au Centre international de recherche sur l’environnement et le développement (Cired), explique la particularité de la France dans son rapport au paysage : « On a une tradition du paysage très visuelle. On considère que ce qu’il y a à protéger dans un paysage, c’est le patrimoine, ce qui est classé. » Alors que dans d’autres pays, comme dans le nord de l’Allemagne, « on pense le paysage comme le lieu de la gestion par l’assemblée des habitants d’un territoire ». C’est justement dans ces régions qu’est né l’éolien industriel, dans des conditions bien différentes. En France, difficile d’intégrer la notion de « paysage du quotidien », toutes « ces manières de s’approprier un environnement, sa perception et la valeur que chacun y met ainsi que les liens sociaux qui s’y nouent ». Balade en famille, point de repère pour se situer dans le monde, moyen de construire des solidarités à l’échelle d’un versant, d’une vallée…

Implanter une éolienne au milieu d’un territoire n’est en cela jamais neutre. « Toute technologie n’est pas un pur artefact technique, elle compose un monde, elle incorpore des options politiques, en requalifiant la connaissance du milieu », souligne le chercheur. On n’a ainsi jamais aussi bien connu l’espace marin que depuis qu’on y fait des études précises en vue de l’implantation de l’éolien off-shore. « L’éolien français a été jusqu’ici un éolien privé, de développeurs individuels, qui a du mal à prendre en compte les ressources partagées. »

Il n’y aura pas d’éoliennes partout 

Pour le pouvoir politique, cette approche est difficile à saisir. Pour l’heure, on en reste à des objectifs de politique publique, des paliers chiffrés, depuis les lois Grenelle 1 et 2 et la loi de transition énergétique : diminution de 30 % de la consommation d’énergie d’ici à 2030, division par 4 des émissions de gaz à effet de serre et augmentation de la part des renouvelables à 40 % de la production d’électricité à la même échéance. Ces objectifs seront réévalués avec la programmation pluriannuelle de l’énergie qui sera discutée début 2018. L’éolien représente à ce titre l’une des sources principales du nouveau « mix » énergétique.

Les choses évoluent. Si la volonté affichée est de réduire les freins administratifs et de simplifier les procédures de recours, le pouvoir a ouvert avec les lois sur l’économie sociale et solidaire de nouvelles possibilités de participation citoyenne aux projets éoliens. Un fonds de l’Ademe (Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie) serait également à l’étude pour permettre aux collectivités de piloter des projets jusqu’ici entièrement privés. Au ministère, on préfère attendre les résultats des discussions en cours et les premiers éléments de la programmation pluriannuelle de l’énergie pour communiquer sur le sujet.

Sur le terrain, les maigres tentatives de déconcentrer la politique énergétique ont abouti à l’annulation par la justice de quatorze schémas régionaux éoliens, le dernier en date en Languedoc-Roussillon pour « défaut d’évaluation environnementale ». Une décision « qui ne change rien », pour Agnès Langevine, vice-présidente EELV de la région Occitanie, notamment chargée des questions environnementales.

Rencontrée à l’occasion de l’inauguration d’une base de maintenance d’Enercon dans l’Hérault, elle affirme l’objectif de devenir la première région d’Europe à énergie positive (soit produire plus d’énergie que la région n’en consomme). L’annulation du schéma régional éolien des anciennes régions n’est pour elle que le résultat d’une « mauvaise interprétation » d’une circulaire de l’État qui pouvait laisser croire que l’évaluation environnementale était facultative. Elle vise plutôt les nouveaux Sraddet (schéma régional d’aménagement, de développement durable et d’égalité des territoires), qui incluront cette fois les analyses environnementales ; et surtout « la région va être pionnière en mettant en place une Agence régionale énergie/climat, qui s’occupera en même temps des énergies renouvelables et de la sobriété énergétique ». On sait aussi qu’il n’y aura pas d’éoliennes partout. De par la contrainte physique de la ressource, des impacts sur le patrimoine, les zones protégées, etc., tout le territoire ne sera pas concerné par la question.

L’implication complète des citoyens dans la décision et les choix communs

Mais si ces ouvertures laissent présager la possibilité du développement moins brutal de l’énergie, elles n’abordent pas la question politique de fond : pourquoi a-t-on besoin de produire cette énergie ? Pour quel développement ou hypothétique « croissance verte » ? Que signifie utiliser la ressource du vent, faire une marchandise de ce qui est un bien commun ? Quel est le sens de créer une continuité d’urbanisme industriel entre les villes de plus en plus peuplées et les campagnes, qui selon les opposant-e-s « deviennent des zones industrielles » de l’électricité ? On ne peut plus écarter d’un revers de la main l’analyse de ceux et celles qui estiment qu’il y aurait là une « colonisation économique d’un territoire » avec des campagnes qui deviennent « des zones industrielles de production d’énergie pour les métropoles ». La critique est celle de l’éolien « et de son monde », et cette forme de production d’électricité, si elle permet en partie de répondre aux défis climatiques et énergétiques, n’est pas nécessairement plus enviable que celui des bétonneurs de tout poil sur le plan social et politique.

Dans son ouvrage Les Illusions renouvelables (éditions l’Échappée), l’auteur libertaire José Ardillo met bien en évidence cet impensé de l’aspect politique de l’énergie, absent de la pensée capitaliste contemporaine mais aussi des marxismes et même des anarchismes du XIXe siècle qui rêvaient déjà de société idéale et d’abondance énergétique avec la « force du vent ». L’auteur constate que, loin de répondre à une nécessité sociale, la transition énergétique deviendrait un « désir banal de reconvertir une plus grande partie de la production énergétique en technologies plus propres et plus efficaces, sans poser la question la plus importante : où nous mène le maintien de certains besoins ? (…) Avons-nous encore la possibilité de choisir comment nous voulons vivre et d’évaluer comment nous pouvons vivre ? »

Les éoliennes ne sont en cela pas plus ou moins vertueuses que les autres énergies. Les promoteurs de l’éolien sont pas animés de sentiments malsains ou machiavéliques, simplement ils ne font que leur travail d‘entreprise : construire une rentabilité économique en exploitant une ressource. En cela, ils s’insèrent dans un système économique et une répartition inégalitaire du pouvoir et s’y plient. Autant l’admettre ouvertement et poser désormais le débat sur un plan politique. En arrêtant de considérer les citoyennes et citoyens comme incapables de prendre conscience des enjeux fondamentaux de l’épuisement des ressources, de l’effondrement des écosystèmes et des changements climatiques.

Certes, l’opposition ne s’exprime pas toujours avec les arguments exacts ou la bonne connaissance technique du secteur, mais elle n’en reste pas moins valable. On ne peut pas mener une politique énergétique avec des ingénieurs et des experts, qui auront de toute façon toujours une supériorité intellectuelle de fait par leur connaissance approfondie du champ d’action. Désormais, les impératifs globaux impliquent l’implication complète des citoyens dans la décision et les choix communs, et pas seulement par les mécanismes traditionnels de démocratie représentative et délégataire. Ce n’est qu’à cette condition fondamentale que l’on évitera de reproduire les mêmes mécaniques qui ont conduit à l’impasse du nucléaire et des fossiles et qui rend si difficile aujourd’hui leur sortie. Pour la politique éolienne comme pour le reste, il est temps que le vent tourne.

Reporterre.net