Les technocrates rêvent de moutons électroniques

Un article de Pièces et main d’œuvre

Les Parisiens ont de la chance. Grâce à la quatrième édition du « festival » organisé par Le Monde du 22 au 25 septembre 2017 à l’opéra de Paris, ils verront disserter gratuitement moult célébrités : Juliette Binoche, Isabelle Autissier, Stéphane Guillon, Marjane Satrapi, Patrick Cohen, Philippe Torreton, Catherine Millet, David Pujadas, Kevin Mayer, Marc Dugain. En fait de gratin, ce sont des lasagnes que leur sert le journal : une couche de vedettes, une couche d’idéologie, une couche de pseudo-rêves (le thème de cette année), une couche de propagande.

L’idéologie dont Le Monde fait la propagande à longueur de numéro et dans son festival est celle de la classe dominante du techno-capitalisme : la technocratie. Ingénieurs, techniciens, cadres, décideurs formés aux exigences de la compétition économique et de l’emballement technologique. Entrepreneurs et créateurs de start up innovantes, salariés de la recherche disruptive, activistes de la révolution permanente des modes de vie et de consommation, traqueurs de déviances nostalgiques, électeurs d’Emmanuel Macron et lecteurs du Monde. Pour se faire une idée des bénéfices qu’ils tirent de leur position de techno-maîtres, voir les publicités conformes à leur standing (luxe, voyages, voitures, high tech) vendus par leur quotidien. Les riches détruisent la planète. Le Monde détruit le monde.

Animée par une volonté de puissance que la puissance de ses moyens technologiques enfle toujours plus, la technocratie affiche désormais son projet transhumaniste. Un projet de sécession de l’élite, « augmentée » par l’automachination et la manipulation génétique, d’avec l’humanité superflue, encombrante et inadaptée. C’est à ce projet que travaille Le Monde, en ouvrant notamment ses colonnes chaque mois à Laurent Alexandre. Cet ex-urologue devenu homme d’affaires du séquençage génétique prêche sans relâche l’augmentation de notre quotient intellectuel par tous les moyens pour rester compétitifs face à « l’intelligence artificielle », et presse nos élites de combler leur retard en matière technologique (vis-à-vis des Chinois, des Américains, des extraterrestres).

Naturellement, Laurent Alexandre participe à une table ronde du festival, sur le thème « L’homme a-t-il atteint ses limites ? » (23 septembre, 10 h, palais Garnier). Une nouvelle occasion pour ce VRP omniprésent du transhumanisme de beugler (il doit être sourd, où est son implant ?) : « Aux nouvelles générations il est préférable d’inculquer un goût du futur, sans cacher les difficultés qu’elles devront affronter. Il leur faudra apprendre à gérer le pouvoir démiurgique que les technologies NBIC vont nous donner : être des dieux technologiques, ce n’est pas rien ! »

Une couche de divertissement. Juliette Binoche – « Mon rêve, c’est de donner » – présente son dernier film en avant-première au Monde Festival.

Une couche de propagande : « Vive l’intelligence artificielle ! ». Telle est titrée la « conversation » avec l’ingénieur Yann LeCun, responsable de l’intelligence artificielle chez Facebook et spécialiste du deep learning (l’apprentissage profond) des machines. Pendant que certains réactionnaires s’échinent à développer l’intelligence humaine, LeCun, lui, se consacre à périmer nos cerveaux avec ses machines surpuissantes. C’est grâce à lui que vos smartphones et autres prothèses électroniques sont capables de reconnaître et de nommer des visages dans des images – c’est-à-dire de nous traquer partout. Les rêves des technocrates se réalisent pour notre cauchemar.

On ne voudrait pas t’étouffer, lecteur, mais note encore parmi ces trois jours de gavage : « Le futur du sexe » (devine), avec le bouffon transhumaniste autoproclamé artiste cyberpunk, Yann Minh ; « La voiture autonome, c’est déjà demain ! » avec les groupes Valeo, Peugeot et Transdev ; « Start up : miracle ou mirage ? » avec quatre créateurs de start up (le débat s’annonce vif) ou les ateliers « Vivre avec les algorithmes » (interagir avec l’intelligence artificielle et discuter avec des chatbots) et « Twittérature » (devenez écrivain en 140 signes).

S’il restait un doute sur cette opération, il suffit de consulter la liste de ses partenaires :
La Poste, aspirateur et vendeur de données personnelles via sa filiale Mediaprism ;
la MGEN, mutuelle de l’Éducation nationale qui invite les transhumanistes à débattre et qui, selon son vice-président Éric Chenut, veut « devenir un acteur incontournable du marché des nouvelles technologies en santé » ;
Enedis, le distributeur d’électricité français qui impose ses compteurs communicants Linky pour piller nos données personnelles et devenir « un opérateur du big data » (« Nous gérons plus de 300 millions de données par jour et ce sera dix fois plus dans cinq ans », se vante son patron dans Le Monde ) ;
Google, dont les patrons transhumanistes construisent l’homme-machine et le monde-machine.

Les prescripteurs d’opinion (médias, Medef, grandes écoles, forums et salons) répètent leurs invitations aux transhumanistes, afin de nous acculturer au monde-machine. Et nous ne pouvons que souligner à notre tour cette répétition, synonyme de propagande.

Glaciers et forêts disparaissent, mégapoles et smart cities prolifèrent, mais l’important est que vous continuiez à lire Le Monde, à fréquenter ses festivals et à consommer. Pendant trois jours, la bonne société s’imprègne d’idéologie anthropophobe entre deux bavardages avec artistes et sportifs. Vous ne voudriez tout-de-même pas rester hors de l’élite augmentée.

La bataille entre les humains d’origine animale et les inhumains d’avenir machinal est d’abord une bataille d’imaginaires.
Aux Chimpanzés du futur de saboter ces opérations. Sifflons les publicitaires et les ingénieurs du transhumanisme, dénonçons leur anthropophobie. Sus à la théologie de la toute-puissance !

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Lisez et faites lire le Manifeste des Chimpanzés du futur contre le transhumanisme (Pièces et main d’œuvre, éditions Service Compris, 348 p., 20 €)

http://chimpanzesdufutur.wordpress.com/