Dire non à l’armée en Israël
Un livre de Martin Barzilai
Une fois n’est pas coutume, les éditions Libertalia publient ce que les libraires appellent un « beau livre » (à prix plutôt modeste : 20 €, pour ce type d’objet), en l’occurrence un livre de photos à reliure cartonnée publié « avec le soutien d’Amnesty international ». Il s’agit des portraits de quarante-sept réfractaires (que l’on appelle là-bas des « refuzniks ») à la conscription obligatoire en Israël, accompagnés de brèves biographies. Le refus de servir dans l’armée est un phénomène relativement peu connu, même si, d’après Edo Ramon, 19 ans, rencontré en 2016 par Martin Barzilai, « dix-huit mille personnes […] passent par la prison militaire chaque année. » C’est-à-dire à peu près 10 % des effectifs de l’armée israélienne.
En transcrivant le sous-titre de ce livre, j’ai failli taper : « Dire non à Israël », tant cet État semble se confondre avec son armée. Vu de France, pays où la conscription a été définitivement supprimée en 2001 (ce qui ne manque pas d’être paradoxal, tant cette année-là marque aussi le début d’un nouveau réarmement moral et matériel de l’Occident, toujours pas terminé à ce jour), ce service militaire obligatoire pour tou·te·s pourrait sembler quelque peu exotique, voire désuet. Mais Israël occupe des parties toujours plus grandes des territoires palestiniens, mais Israël implante des colonies dans ces mêmes territoires, mais Israël spolie et opprime leurs habitant·e·s selon la loi du plus fort, et ni des murs de séparation, ni le déploiement de toute une technologie de la répression parmi les plus avancées au monde, ni même une armée professionnalisée et surarmée ne pourraient suffire à maintenir cet état de fait. Il y faut encore le consentement, sinon la participation active, d’une majorité de la population civile du pays, et celui-ci est obtenu, entre autres, par la militarisation des esprits dès le plus jeune âge. « Les Israéliens sont enrôlés à l’âge de 18 ans, pour un service de trois ans pour les hommes et de deux ans pour les femmes, à l’exception des Arabes israéliens (18 % de la population) […] » (Introduction, p. 15.) C’est moi qui souligne ce qui me semble être l’indice d’une politique qui se sait raciste. Sinon, pourquoi exempter les Arabes israéliens ? À l’évidence, il serait plus difficile d’obtenir leur participation volontaire au maintien des Palestinien·ne·s dans des ghettos qui rappellent furieusement les bantoustans de l’apartheid (c’est-à-dire privés de toute possibilité d’autonomie véritable). « L’armée d’Israël, dit Eyal Sivan dans sa préface, fait partie intégrante de l’identité intime et collective de chaque Israélien et de chaque Israélienne. C’est ainsi qu’en hébreu, le numéro d’identifiant militaire est appelé tout simplement « numéro personnel » (« mispar ishi ») et que celui-ci prime sur le numéro de carte d’identité nationale. Tous les Juifs et les Juives israéliens connaissent par cœur leur numéro personnel, même bien des années après avoir fini leur service militaire […]. Ne pas faire l’armée, ne pas avoir de numéro personnel et ne pas appartenir à une génération identifiée par son label guerrier [la ou les guerres et opérations de répression auxquelles elle a participé] signifie qu’on n’a pas passé le rituel d’initiation collective pour devenir un·e Israélien·ne à part entière. […] C’est ainsi que les Palestiniens citoyens d’Israël, tout comme les Juifs religieux ultra-orthodoxes – que l’État n’appelle pas sous le drapeau – se retrouvent automatiquement aux marges de la société. »
C’est pourquoi refuser de servir ne va pas de soi. Plusieurs de ces refuzniks disent que cela fut la décision la plus importante de leur vie. Plusieurs également racontent qu’ils ont dû la prendre seul·e·s envers et contre l’avis de leurs proches et de leur famille. Cette décision signifiait pour elles, pour eux, des périodes plus ou moins longues de prison, parfois à l’isolement, et une mise au ban de la société – du moins pour celles et ceux qui ne disposaient pas des réseaux nécessaires pour se « réinsérer ». Tou·te·s n’en demeurent pas moins très conscients de leur « privilège blanc » : même s’ils doivent passer par des moments difficiles auxquels rien ne les avait préparés, ils et elles sont conscient·e·s que la vie est bien plus dure pour les Palestinien·ne·s de Cisjordanie et de Gaza – quand l’armée, justement, ne les tue pas lors d’une opération de « représailles » ou simplement à un checkpoint ou encore pour s’être trop approché d’une limite de colonie. « C’est bien plus facile de vivre en prison que de vivre en Palestine », dit Efi Brenner (18 ans en 2009). Gadi Elgazi, un « ancien » refuznik (55 ans en 2016), rappelle que « la dernière fois que ce pays a combattu contre une armée régulière, c’était en 1973 ». Et il poursuit : « Depuis, nous ne pratiquons plus le type de guerre classique européenne imaginée au XVIIe siècle : avec la déclaration de guerre, le déclenchement des hostilités, les ambassadeurs qui rentrent chez eux, des batailles entre armées, la reddition d’un des belligérants et enfin la célébration de la paix. Les guerres coloniales sont différentes, elles sont comme des vagues : il n’y a ni début ni fin. La plupart des tués sont des civils et c’est toute la société qui en paye le prix. Dans ce cas, les différences entre guerre et paix s’estompent. Il y a une oscillation constante. Ces “petites guerres” ne finissent jamais car il s’agit de briser l’esprit d’un peuple. Il s’agit forcément d’une guerre totale. »
C’est de cette réalité qu’ont pris conscience beaucoup de refuzniks – même si certains s’en tiennent à un pacifisme plus « général », simplement basé sur la non-violence et le refus de porter une arme. Beaucoup déclarent qu’ils ou elles auraient été prêt·e·s à défendre Israël contre des agressions extérieures. Par contre, lorsqu’ils découvrent la situation des territoires occupés et comment l’armée se comporte contre les gens là-bas, ils refusent de servir. Souvent, ils disent avoir mis du temps à comprendre : « Il a fallu un processus d’un an pour prendre pleinement conscience de tout cela. J’ai lu énormément de livres sur les relations entre les Arabes et les Juifs. Tous ces thèmes que l’on n’étudie pas à l’école. Il y a huit millions de personnes en Israël, dont six millions de Juifs. Il y a 1,7 million de Palestiniens israéliens. À Gaza il y a 1,7 million d’habitants. Et en Cisjordanie, 2,5 millions. Ces chiffres suffisent à prendre conscience de la dimension du problème, même si personne ne les évoque. » David Zonsheine, 43 ans, ingénieur, dit aussi : « Nous ne sécurisons pas Israël. Ce que nous faisons est différent : nous contrôlons d’autres êtres humains. » Et il ajoute : « De l’an 2000 à aujourd’hui [2016], il y a eu environ 10 000 victimes chez les Palestiniens. »
Un autre point commun entre beaucoup de ces refuzniks, c’est que soit dans leur jeunesse, soit plus tard au cours de leurs études ou en allant manifester contre le mur de séparation, par exemple, ils ou elles ont connu et ont noué des amitiés avec des Palestinien·ne·s. « Cela m’a permis, dit par exemple Gilad Halpern (34 ans en 2016), de “réhumaniser le conflit”. En Israël, les médias et les politiciens perpétuent le conflit en déshumanisant l’autre, tandis qu’il n’y a plus d’interactions entre les populations. » Ainsi, dit Taïr Kaminer (19 ans en 2016), « les Israéliens arrivent à se convaincre eux-mêmes qu’il n’y a pas d’alternative à la guerre. […] Au sujet des checkpoints, l’argument est le même : “Nous n’avons pas le choix, ils nous poignardent dans la rue.” Cela fait partie de la problématique générale de ce pays, tout est relié à la peur. » Meir Amor (61 ans en 2016) confirme : « À l’heure actuelle, la société israélienne ne veut pas la paix. Parce que cela signifierait une transformation structurelle majeure : il faudrait traiter les Palestiniens d’Israël comme des citoyens à part entière, partager les terres et surtout changer la politique économique de la guerre en une politique économique de la paix. » La détermination et la lucidité des refuzniks n’en sont que plus remarquables. « Finalement, dit Oren Ziv (30 ans en 2016), je ne voyais pas de différence entre être sur un checkpoint en Cisjordanie et être assis dans un bureau à coller des timbres. C’est un seul et même système. Ma prise de conscience a exigé du temps, mais je suis convaincu que faire des photos pour l’armée à des fins de propagande est pire que d’être envoyé à un checkpoint. Cela correspond à une analyse de classe. Beaucoup de gens issus de familles pauvres sont envoyés dans la police des frontières. Et les gens comme moi vont dans les unités de haute technologie. » On terminera cet aperçu par un extrait de la présentation de Yuval Oron (20 ans en 2009), qui a fait plusieurs séjours en prison militaire, dans un contexte plutôt difficile parce que c’était durant une attaque contre Gaza : « Si c’était à refaire je ne suis pas certain que je le referais. J’ai été puni et pourtant je ne crois pas que je le méritais. D’une certaine façon, c’est jouer le jeu de l’armée que d’accepter d’aller en prison. Bien entendu, nous avons utilisé notre enfermement pour faire parler de l’occupation des territoires. Disons que c’est une bonne façon de se battre mais il y en a peut-être de meilleures… »
Voici donc un excellent livre pour qui ne connaîtrait pas bien la situation en Israël, qu’il ou elle pourra découvrir à travers ce qu’en disent ces personnes confrontées à un problème bien concret, celui d’accepter, ou non, de servir dans une armée d’occupation.
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