De quoi cette expression est-elle le symptôme ?
Comment préserver l’autorité de l’Etat et « en même temps » externaliser ses missions en les abandonnant à la spéculation financière ? Comment « en même temps » placer la République sous l’enseigne de la « fraternité » et évoquer ces « gens qui réussissent et ceux qui ne sont rien » ? Comment concilier Ricoeur et le CAC 40 ? Le psychanalyste Roland Gori explore brillamment pour « Le Média » les paradoxes et les impostures d’une expression devenue la marque Macron.
« Nous serions capables d’éteindre le soleil et les étoiles parce qu’ils ne nous versent pas de dividendes. »
L’expression « en même temps » est passée, non sans ironie, dans le vocabulaire des médias et du monde politique. Comme la célèbre phrase de Bartleby, « I would prefer not to », une expression peut « corrompre » l’entourage politico-mondain qui est le plus hostile à son promoteur. Emmanuel Macron a fait de cette expression, « en même temps », sa marque de fabrique politique. Dès le mois de juillet 2017 dans le quotidien Libération, j’attirais l’attention sur la complexité et la signification de cette formule qui, au-delà de son effet de divertissement, condense la vérité d’une signature politique.
Les partisans du président dotent cette expression d’une signification positive : elle serait le signe d’une pensée de la « complexité » qui transcenderait les anciens clivages. La France enfin livrée au ravissement d’un économisme décomplexé et d’un humanisme affirmé, pourrait assumer, à la fois l’efficacité et la justice, le souci de l’entreprise et l’exigence du social. On peut toujours ironiser sur le caractère de « spectacle » (au sens de Guy Debord) de cette rhétorique de propagande qu’en son temps déjà Giscard d’Estaing nous avait servie en prenant son petit déjeuner avec les éboueurs, et son dîner au MEDEF. Il n’empêche qu’il convient d’analyser plus en détails cette formule, sa structure et son efficacité symboliques.
Nous le savons, les opposants au président Macron voient dans cette formule l’ambiguïté typique d’un centrisme social-libéral assumé, décomplexé, renouvelé, toujours aussi hypocrite. Peut-être, mais ce diagnostic se révèle bien insuffisant si on ne déconstruit pas davantage les composants qui assurent le succès de cette formule, que je considère comme symptomatique du macronisme. Bref, pour sortir de l’impasse des querelles idéologiques de pur prestige, il nous faut nous pencher plus attentivement sur les significations sociales et politiques de cette formule-valise du président Macron. Elle participe d’une victoire qui repose sur un malentendu lié à la double signification de cette expression qui séduit d’autant plus le bon peuple de France que son pouvoir symbolique repose sur une ambiguïté fondamentale.
En effet, la signification de l’expression « en même temps » est d’abord argumentative. Elle signifie qu’aucune pensée n’est exempte de contradiction, mieux que toute pensée vraie implique un dialogue intérieur qui associe des arguments nécessairement polémiques. C’est le fameux doute cartésien, la dialectique hégélienne ou marxiste qui s’inspirent, chacune à sa manière, de ce dialogue intérieur constitutif de la pensée : nous examinons les arguments favorables à une thèse (pour lutter contre le chômage il faut rendre plus flexibles les conditions d’embauche et de licenciement), puis ses conséquences, ses présupposés, et les contradictions qu’elle contient en prenant en compte les arguments de la thèse opposée (cette précarisation de l’emploi favorise les profits, transforme les travailleurs en matière première de l’exploitation sociale, ubérise les métiers…), pour enfin déboucher sur un jugement, une décision qui transcende par la synthèse les deux premières thèses contradictoires en assumant une position politique ou anthropologique (le coût social en matière de santé, de liberté, de concorde civile doit être pris en compte dans le cadrage des conditions des emplois). Cette structure conflictuelle de la pensée vraie conditionne le champ du politique et l’invention de la démocratie. Elle exige un dialogue intérieur autant que public.
Comme le rappelle Hannah Arendt, « c’est parce que je suis déjà deux-en-un, du moins quand j’essaie de penser, que, pour utiliser la définition d’Aristote, je peux percevoir dans l’ami un autre moi-même» Cette pluralité interne à tout être humain expose à la politique comme à la psychologie. La reconnaissance de cette pluralité interne de l’individu comme du social conditionne l’existence même d’un monde commun et des subjectivités qui en émergent. L’élève de Ricoeur l’a bien compris : l’usage plus que modéré que les hommes politiques ont fait ces derniers temps de la pensée dialectique, en dehors du spectacle médiatique des combats de catch, ont fini par achever de discréditer les partis politiques traditionnels.
Le « en même temps » s’est accompagné d’un mot d’ordre quelque peu dangereux pour le mouvement En Marche lorsqu’il s’est revendiqué du slogan « ni droite, ni gauche ». Malgré l’amnésie d’une société friande du présentisme, l’histoire rappelle que ce slogan avait déjà été utilisé par les partis fascistes et totalitaires des heures sombres. Cette imprécation fût, me semble-t-il, remplacée par la suite par une autre, « et droite, et gauche », plus propice à la constitution d’un nouveau gouvernement.
Mais, il convient de le reconnaitre, cette ambiguïté sémantique fondamentale de l’expression « en même temps » est une réussite conceptuelle qui révèle l’ambivalence propre au champ de la pensée politique. Le méconnaître risquerait de se priver des moyens de séduction qu’elle contient, au moment où les partis politiques et les entités traditionnelles traversent une crise, crise préalable à leur métamorphose ou à leur effondrement. Cette ambiguïté révèle la duplicité des significations que contient le langage humain, duplicité et équivocité souvent méconnues par les courants scientistes.
« En même temps » a une autre signification, non plus située dans le champ de l’argumentation mais dans celui de la temporalité. L’expression signifie simplement que l’on fait au même moment plusieurs choses, pas forcément contradictoires. Je me fais un café en même temps que je parle au téléphone. Point de dialectique dans ce « en même temps », mais une simple superposition temporelle qui peut conduire à toutes sortes de pathologies subjectives ou sociales, ou constituer l’ordinaire de notre vie quotidienne. Il ne s’agit plus d’une contradiction interne à la pensée ou au champ du politique, mais simplement de la présence simultanée de plusieurs activités ou pensées.
Un enjeu important pour un sujet donné, singulier ou collectif, est alors de savoir si la présence simultanée de ces pensées ou de ces événements les facilite ou les entrave. Si je téléphone au moment où je conduis je compromets ma conduite sans que pour autant il puisse y avoir une contradiction interne à chacun de ces concepts. Ils exigent simplement une décision qui puisse les rendre opérationnels. Le téléphone en tant que concept n’est pas en lui-même contradictoire avec le concept de conduite automobile, et réciproquement, la juxtaposition des deux n’exige pas leur synthèse ! Ici, ce n’est pas l’argumentation d’un « en même temps » qui fait progresser la dialectique de la pensée. Ce qui est en jeu procède d’une décision à prendre, d’un choix de comportements à privilégier. La décision n’est pas toujours aussi facile à prendre dans d’autres cas, mais en fin de course c’est le comportement réalisé qui révèle l’intention véritable qui le motive.
La clinique psychopathologique décrit un type de patients chez qui l’association de pensées contradictoires conduit à une ambivalence affective d’indécision pouvant aller jusqu’à l’inhibition. L’âne de Buridan qui meurt de faim et de soif faute de choisir en est l’exemple le plus illustratif. Plus couramment l’ambivalence d’idées ou d’affects contradictoires risque de conduire à l’immobilisme, à la paralysie. Ce qui serait plutôt paradoxal pour le créateur du « mouvement en marche ». Mais, reconnaissons que ce n’est pas le style de notre Président !
Emmanuel Macron, plus que ses derniers prédécesseurs, sait que, dans notre Monarchie Présidentielle, pour faire un vrai « Roi républicain », il faut plus qu’une élection, il faut plus qu’une majorité parlementaire. Il faut cette vertu ancestrale que confère le pouvoir à ceux qui ont reconnu sa substance spirituelle, sa force symbolique. Il le déclare sans ambages le 16 février 2017 à L’Obs, quelques semaines avant son élection : « Vous savez bien que le Président, qui a plusieurs corps, est constitutionnellement le garant des institutions, de la dignité de la vie publique. Or cette responsabilité symbolique ne relève ni de la technique ni de l’action, elle est de l’ordre littéraire et philosophique. » L’intuition politique et psychologique d’une telle déclaration tranche singulièrement dans le paysage électoral de l’époque. Elle révèle la nature théologico-politique de la fonction présidentielle : gouverner c’est prévoir certes, mais c’est surtout « faire croire », arracher par des fictions la confiance à une opinion publique versatile, inquiète et exigeante. Le nouveau Président l’a bien compris, et je gage qu’il en est convaincu. Il ne se passe pas de semaines sans qu’il ne déclame un discours solennel, grave, mystique. Oui, mystique. Ne craignons pas de le dire, nous avons un président qui a compris, beaucoup mieux que ses prédécesseurs, que sa fonction était hantée depuis l’origine par le fantôme des Rois thaumaturges. Ces rois qui guérissaient les écrouelles par le toucher, qui apaisaient les crises épileptiques (et sans doute hystériques) par les anneaux médicinaux, à l’exception des monarques dans lesquels on ne croyait plus comme Charles X ou dont on doutait de la vertu sacrée comme Louis XV !
Je ne dis pas que les présidents de la République doivent s’essayer au pouvoir surnaturel de leur fonction. Je rappelle simplement, mais avec insistance, que le pouvoir suprême est double : temporel et éternel, matériel et symbolique, absolu et contingent, économique et sacré. Oublier la dualité de la substance politique du pouvoir revient à se condamner à l’échec. Reconnaitre cette dualité, c’est admettre que la gestion technocratique et juridique de l’économie des populations ne suffit pas. La liberté politique, à laquelle aspirent de nombreux citoyens, est la libération du politique confisqué par la technocratie et la vision économique du monde.
C’est là que se révèlerait la contradiction autant politique que discursive de la politique initiée par Macron. La force symbolique de sa parole dépend de sa conformité avec ses actes. La chose est d’importance en politique où la vérité d’un discours est moins dans ce qui est dit que dans l’accord de la parole avec ce qui est fait. La consistance d’une parole politique provient de cet accord avec les actes qui l’accompagnent. On connait d’expérience le discrédit des paroles politiques vides dont les promesses séductrices se sont révélées tragiquement fallacieuses et illusoires. Faute de cet accord entre l’acte et la parole, la complexité dialectique revendiquée par l’expression « en même temps » se réduit à une juxtaposition.
La complexité du monde chute alors dans une simple superposition temporelle : comment le président Macron, qui reconnait publiquement l’obscure dualité du pouvoir, peut-il « en même temps » concilier la nature religieuse du social et les exigences de la curatelle technico-économique des peuples ? Comment peut-il, en même temps, s’assumer populiste et élitiste ? Comment peut-il, par exemple, à quelques heures d’intervalle, faire un vibrant éloge des soldats, de leur dévouement à la sécurité de la Nation, brandir le drapeau d’une Défense européenne, et en même temps réduire le budget de l’Armée pour cause de cadeaux fiscaux ? Comment peut-il fonder son exercice du pouvoir sur une conception sacrée de la politique, et « en même temps », normaliser dans tous les domaines les secteurs sociaux et culturels sur une vision purement entrepreneuriale de l’humain ? Comment préserver son autorité, sa fonction présidentielle sacrée et symbolique et « en même temps » externaliser les missions de l’Etat en les abandonnant à la spéculation financière ? Paradoxe ou imposture ?
Comment « en même temps » placer la République sous l’enseigne de la « fraternité » et évoquer quelques mois plus tôt ces « gens qui réussissent et ceux qui ne sont rien » ? Comment concilier Ricoeur et le CAC 40 ? Là est la vérité de la formule macronienne, celle d’un extrême centre qui remet au goût du jour le désir du sacré sans pour autant renoncer à l’économisme nauséabond, son plus redoutable ennemi, désireux de transformer la Nation en start up, et les citoyens en clients des plateformes ubérisées du social (social impact bond).
Le « en même temps », riche d’un potentiel symbolique, n’exprime plus la contradiction, la dialectique, le dialogue, l’invention du politique, le pouvoir sacré et symbolique, mais se réduit à la portion congrue du spectacle, de l’illusion brillante et habile. Reconnaissons-lui ce talent qui aveugle le peuple sur la férocité des pratiques néo-libérales mise en œuvre. La « fraternité » à laquelle conviaient les vœux présidentiels, et dont Bergson disait qu’elle était la valeur citoyenne qui réconciliait ces « sœurs ennemies » que sont l’égalité et la liberté, cède la place à l’ontologie entrepreneuriale présidentielle : l’humain ne vaut que par ce qu’il fait et rapporte. L’appel à la fraternité est épidictique, ornement d’une pratique néolibérale férocement assumée.
Un seul exemple récent : l’école. Le ministre en charge des petits Français est un universitaire brillant, au parcours exemplaire, désireux d’apparaitre comme un des nouveaux héritiers de la tradition des érudits humanistes dont la France s’est montrée éplorée et orpheline. Jean-Michel Blanquer déclare se référer à « l’esprit Montessori », en appelle à « la créativité, la diversité des expériences», et « en même temps » nomme un Conseil scientifique de l’Education Nationale « endogamique », désireux d’éclairer les managers des écoles maternelles et primaires par la science positive.
Voilà un ministre qui a compris la signification d’« en même temps », puisque « en même temps » qu’il prononce un discours rassurant, humaniste et pluraliste, il nomme un Conseil Scientifique de l’Education Nationale à la tête duquel il place Stanislas Dehaene, éminent professeur de psychologie cognitive expérimentale au Collège de France, entouré d’une « brochette » de positivistes assumés. Pour le pluralisme, on repassera. Point de professionnels de terrain, de cliniciens, de sociologues critiques, d’historiens de l’éducation, de chercheurs critiques en sciences de l’éducation… Non, que du beau monde, bien propre, objectif, neutre, prompt à la mesure et à l’imagerie fonctionnelle du cerveau qui feint d’oublier que parfois « les experts se trompent plus que les chimpanzés.
Et, Stanislas Dehaene, à peine intronisé, ne manque pas une occasion de rejeter « l’idéologie » au nom de la science ou de l’objectivité, en revendiquant la « neutralité » de la science pour plus d’efficacité. Face à ce que le grand historien polonais Johan Droysen nommait une « neutralité d’eunuque », il nous faut rappeler avec Jaurès qu’il n’y a « que le néant qui soit neutre ». La chose mérite d’être retenue comme pathognomonique : la biodiversité des savoirs sur l’école, la formation, l’épanouissement de l’élève est affirmé dans la rhétorique de propagande du Ministre, mais déniée dans les actes qui l’accompagnent. Que deviendrait, par exemple, l’œuvre d’un Paul Ricoeur dans cette galère positiviste qui, comme le disait Pierre Bourdieu (aïe un sociologue critique !), procède d’« un exercice hyperbolique de la rigueur méthodologique à propos d’objets qui n’ont pas fait l’objet d’une critique rigoureuse» ? Les décisions pédagogiques vont donc « être éclairées » par des expérimentations « scientifiques », des « plans expérimentaux », pour trouver de « bonnes solutions » à des questions dont les objets auront été grossièrement définis par « une panoplie de machines qui observent le cerveau». On est donc, sans vergogne mais non sans moralisme, dans l’injonction à expérimenter plus que dans le récit de l’expérience, dans le dépistage par les tests plus que dans l’incitation à goûter la connaissance, dans le dépistage des « facteurs de risques », dans le repérage des « facteurs d’alerte» plus que dans le soin et l’accompagnement pédagogique du petit humain. Le « jeu », pour le Pr Dehaene, produit « une révolution mentale » permettant d’améliorer l’apprentissage du calcul, plus qu’il n’apparait comme une propédeutique à l’art, à l’amour, et aux relations sociales.
Le Ministre Banquer chante les louanges de l’humanisme, se réfère à Montessori qui préconisait l’« auto-éducation » de l’élève, et « en même temps » il installe un Conseil dont les membres, par leurs choix épistémologiques, réduisent l’élève à une machinerie cognitive et neuronale prompte à épeler et à calculer. « Ecoliers-machine » que les « experts » se devront de piloter et de corriger au mieux par IRM et protocoles « randomisés ». Le « million d’employés», comme les nomme Stanislas Dehaene, n’ont qu’à bien se tenir : les « experts » leur fourniront les guides pratiques nécessaires à leur métier. Ce sera le règne de « la mesure» et de l’« efficacité » chère au taylorisme qui prolétarise les métiers L’alliance du scientisme et de l’économisme va encore « frapper ». Un pas de plus sera accompli dans le « désenchantement du monde », « un monde sans esprit» dont le totalitarisme prive les citoyens d’une liberté qui requiert la présence d’autrui. Le concept d’autrui ne saurait se réduire à un effet de neurone miroir. C’est le point aveugle des neurosciences et du cognitivisme, du moins en l’état de leurs recherches.
L’homme augmenté est parmi nous, les programmes ministériels ont déjà nommé le Conseil qui en aura la charge. Peut-être, « en même temps », y perdrons-nous nous notre humanité. Oui, sans nul doute, mais comme dirait Stanislas Dehaene, « objectivement », « sans idéologie », feignant d’oublier ce que disait Adorno (aïe, un autre sociologue critique !) : « « L’objectivité dans les relations entre les hommes, qui fait place nette de toute enjolivure idéologique, est déjà devenue elle-même une idéologie qui nous invite à traiter les hommes comme des choses»
L’énigme du « en même temps » serait-elle résolue ? Il ne s’agirait pas de la signification argumentative de l’expression, mais seulement d’une juxtaposition temporelle. En même temps qu’il prononce un magnifique discours humaniste, le pouvoir installe les conditions les plus féroces d’une curatelle technico-financière des peuples avec le positivisme scientifique et l’utilitarisme moral qui l’accompagnent.
L’avenir nous dira si, se souvenant de la place que Paul Ricoeur accorde au récit, son ancien élève s’efforcera de renouer avec la composante argumentative du « en même temps ». On peut toujours rêver.
Roland Gori
https://www.lemediatv.fr/articles/de-quoi-l-expression-en-meme-temps