Sidérant : l’énoncé suivant, « dans les familles arabes, en France, l’antisémitisme, on le tète avec le lait de sa mère », n’est pas raciste ! Il s’agit, selon les juges qui viennent de relaxer Georges Bensoussan , d’une pure et simple – et innocente – figure de style, en l’occurrence une « catachrèse »…
Tranquillement, l’année dernière, un arrêt du Conseil des Prud’hommes de Paris nous avait expliqué que traiter quelqu’un de « PD » n’avait rien d’homophobe puisqu’il était « reconnu que les salons de coiffure emploient régulièrement des personnes homosexuelles ». Ce qu’aujourd’hui on nous explique, c’est que désigner en bloc « les Arabes » comme des êtres congénitalement antisémites n’est pas du tout une injure raciste mais, attention, une catachrèse.
La catachrèse, mot grec par lequel on veut sans doute nous intimider (κατάχρησις, katákhrêsis), est une figure rhétorique consistant à détourner le sens propre et littéral d’un mot, par exemple (nous reprenons celui de l’article du Point) dans une expression comme « les pieds d’une chaise ».
Là où l’on se moque de nous, évidemment, c’est lorsqu’on fait mine d’ignorer que l’utilisation d’une figure rhétorique n’entraîne absolument pas un phénomène linguistique fantastique, surnaturel, hissant l’énoncé dans une tout autre dimension du langage où l’on ne dirait pas ce que l’on dit. C’est même l’inverse qui est vrai : les tropes – car la catachrèse appartient à la catégorie des tropes – sont destinés à enrober et embellir un texte ou à le rendre plus vivant, et consistent donc à employer un mot ou une expression dans un sens détourné de son sens propre, mais en aucun cas dans le but de transformer substantiellement sa signification : il s’agit bel et bien d’embellir un message, ce qui est tout à fait différent d’une transformation quant au fond. L’antonomase ou la métaphore, par exemple, sont des figures exprimant des catachrèses.
Si en l’occurrence on reprend l’exemple donné, si donc on parle des pieds d’une chaise, ce n’est certes pas, évidemment, pour laisser entendre que les chaises ont de vrais pieds de chair et d’os, dotés d’orteils, mais pour autant le choix du mot pied n’est pas arbitraire et anodin, et il indique même une équivalence : si l’on choisit de parler de pieds à propos d’une chaise, c’est justement pour signifier que même si ce ne sont pas des pieds au sens propre, les parties de la chaise que l’on appelle ainsi en sont l’équivalent, dans la mesure où elles assurent la même fonction par rapport à l’objet chaise. Elles soutiennent, en l’occurrence, le reste de la chaise, en se posant sur le sol, de la même manière que les véritables pieds d’un véritable corps soutiennent le reste du corps, en se posant, eux aussi, sur le sol.
Et de manière identique, même s’il est évident pour tout le monde (à commencer par les associations antiracistes qui ont porté plainte contre Georges Bensoussan) que l’antisémitisme n’est pas un liquide biologique comestible de couleur blanchâtre produit par les glandes mammaires des mammifères femelles, et qu’il ne se transmet donc pas par allaitement, il n’en demeure pas moins que le choix de cette catachrèse vient signifier que tout se passe comme si la transmission du poison antisémite était biologique : elle est tout aussi mécanique, héréditaire, irrémédiablement inscrite dans un déterminisme absolu. De même que les pieds de la chaise soutiennent ladite chaise comme de vrais pieds organiques soutiennent l’organisme humain, l’antisémitisme est ici désigné comme une (mauvaise) nourriture spirituelle que tout enfant d’Arabes est nécessairement amené à assimiler, de la même manière que tout petit d’Homme assimile sa ration de lait – cela est d’autant plus clair et univoque que Bensoussan dans sa phrase n’incrimine pas certaines familles arabes, mais « les familles arabes ».
Puisque Georges Bensoussan ne parle pas d’un véritable lait, d’un véritable allaitement et d’une véritable digestion du lait ingurgité, le Tribunal conclut qu’il ne saurait être question de « racisme biologique ». C’est pourtant d’un racisme caractérisé qu’il s’agit, un racisme que depuis plusieurs décennies, en philosophie, en sociologie ou en histoire, on qualifie de racisme culturaliste, dès lors qu’un groupe entier, catégorisé de manière raciale (le groupe arabe) est essentialisé, homogénéisé, amalgamé, c’est-à-dire appréhendé comme un bloc monolithique et collectivement incriminé (ce que fait sans aucun doute possible Bensoussan, puisque, répétons-le, il dit : les familles arabes). Le propre du racisme culturaliste étant précisément qu’on se dispense de considérations pseudo-biologiques sur la transmission du vice (par un sang, des gènes ou un lait maternel viciés, carencés ou toxiques), pour se rabattre sur une prétendue culture viciée, carencée ou toxique, considérée comme une essence, un destin, un héritage culturel auquel les individus ont tout aussi peu de chance d’échapper qu’à une hérédité biologique.
Voici donc qu’au prix d’une négation de décennies de travail de définition du racisme, au prix aussi d’un usage pour le moins spécieux de la notion de catachrèse, on peut déclarer exempt de tout racisme un discours énonçant pourtant d’une manière absolument explicite que tout un groupe racial (les familles arabes) est de manière nécessaire, structurelle et héréditaire, porteuse d’un fléau social gravissime (l’antisémitisme).
Nous croirait-on si nous disions que nous n’insultons personne en qualifiant l’auteur relaxé de « raclure de bidet » ? Cela n’est pas une injure, pourrions-nous dire, mais une simple métaphore – du latin metaphora, lui-même du grec μεταφορά , figure de style fondée sur l’analogie, comparaison sans locution comparative.
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