… et j’emmerde Eric Zemmour
Je suis née en mars 1962 à Marseille et à l’état civil je m’appelle Elisabeth, un prénom hébraïco-biblique qui signifie « le serment de Dieu » (Elisheba). Au nom de tous les miens, Françaises et Français depuis plusieurs siècles, j’ai deux ou trois choses à dire à M. Zemmour.
« C’est la Bérézina ! » : mon père adorait cette expression, qui renvoie à une bataille perdue par Napoléon du 26 au 29 novembre 1812 en Biélorussie. Elle était à mes oreilles mystérieuse et exotique, car je n’ai jamais eu de passion pour cet empereur qu’il adule, ou alors une passion contraire – en tout cas dès que j’ai compris que le code Napoléon traitait légalement les individus de sexe féminin comme des mineures placées sous l’autorité d’un chef de famille. A part ça, comme tout le monde, je chantais volontiers à tue-tête « Napoléon est mort à Sainte-Hélène, son fils Léon, lui a crevé le bidon, on l’a retrouvé, assis sur une baleine en train de sucer, les fils de son caleçon ».
J’ai été stupéfaite de lire en ouverture de son « Destin français » que l’amour de Zemmour pour Napoléon, apparemment nourri dès l’enfance par d’imprudentes lectures, l’avait conduit à pleurer à chaudes larmes en contemplant la Bérézina lors d’un voyage en Biélorussie il y a quelques années.
Oui, vous avez bien lu. Alors que la banquise fond à la vitesse de la lumière, qu’un sixième continent constitué de plastique flotte sur l’océan, qu’une femme meurt tous les trois jours sous les coups de son conjoint, que des millions d’enfants ne mangent pas à leur faim, que des centaines d’hommes et de femmes meurent noyées dans la Méditerranée en fuyant la guerre, et que le nombre de cas de cancers ait été multiplié par trois dans ma région de naissance bien aimée… Ce qui fait pleurer M. Zemmour, c’est la défaite de Napoléon au fond de la glaciale Russie en 1812.
Et c’est cet individu qui est invité partout pour distiller son fiel et, surtout, délivrer ses certificats de francité dont nous nous battons la moule, car nous avons mieux à faire que nous masturber avec la patrie comme cet obsédé identitaire, qui s’est rendu coupable de tant de viols de l’histoire de France que l’Hexagone en a encore mal au cul (oui, j’aime Rabelais, ce génie français).
Je suis en train d’écrire un livre sur mon identité, alors autant vous dire que j’en sais long maintenant sur mes origines. Et la génétique est formelle : je suis celte depuis tant de générations que ce n’est même plus la peine de lutter. Ma souchitude est attestée par les gènes, la généalogie, la géographie, la religion, les noms et les coutumes de ma famille à un point qui me donne vraiment envie de porter des menhirs sur mon dos et de me faire pousser la moustache (avec la ménopause, on peut toujours espérer !). Quand Zemmour ose dire ce qu’est la France, de son point de vue, c’est-à-dire un délire de nationaliste xénophobe au petit pied, je suis révoltée de voir que seul.es lui répondent les Français.es aux origines manifestement mêlées (bravo et merci), alors que les personnes blanches de peau comme moi, qui ne se feront jamais arrêter pour un contrôle au faciès, qui auront un appartement facilement, dont le CV passera sur le haut de la pile, qu’on n’interrogera jamais sur leurs origines, qui ne se feront jamais regarder de travers en raison de leur orientation sexuelle ou de leur handicap – ces personnes-là ne vacillent pas sur leurs celtitudes et restent, pour mon goût, un peu trop silencieuses.
En effet, tout cela concerne aussi et peut-être d’abord les Françaises et les Français soi-disant de souche, expression dont je m’étonne qu’on ne se moque pas davantage. Car la souche, partie inférieure du tronc d’un arbre, est ce qui reste après qu’il a été coupé ou arraché. C’est la trace morte, le plus souvent, de ce qu’on était. Se vanter d’être « de souche » est aussi ridicule que se satisfaire d’être un zombie ou d’avoir encore un bidet dans sa salle de bain.
L’identité, ma mère m’en avait donné une version que je chéris encore aujourd’hui. Quand on était petits, elle prenait toujours en stop, sur le chemin de l’école, les enfants gitans qui venaient chaque année installer leur campement près de l’ancien temple d’Artémis, à côté de chez nous. On lui demandait pourquoi elle s’arrêtait, alors qu’ils étaient sales et souvent pieds nus, et pourquoi elle leur donnait notre goûter (les enfants ne sont pas toujours très partageurs). Elle nous avait expliqué, sérieuse comme une papesse, que nous aussi on était gitans, mais que ça se voyait moins parce qu’on vivait dans une maison, alors qu’eux vivaient dans une caravane, ce qui leur permettait de voyager tout le temps. C’était la façon de voir les choses de ma mère, qui était née en 1939 pendant que son papa essayait sans succès d’entrer dans un uniforme, lui qui faisait 150 kilos pour 1,80 m. Elle avait inventé que son nom de famille, Fouque, venait du mot souk, ce qui faisait qu’on était aussi d’après elle non seulement gitans, mais aussi un peu arabes, et même parfois marranes, du nom de ces crypto-juifs qui avaient fui l’Espagne il y a cinq cents ans pour venir s’installer notamment dans le sud de la France.
Elle et mon père appartenaient à cette génération de baby-boomers soixante-huitards que Zemmour fustige dans ses livres et sur tous les plateaux où il est invité. Je l’emmerde et je les admire d’avoir tenté de changer le monde, même s’ils n’y sont pas toujours arrivés. Je les admire d’autant plus que leurs parents à eux, appartenaient plutôt (mais heureusement pas tous) à cette France rance dont on n’a pas beaucoup de raisons de s’enorgueillir. Du côté de mon père, ils étaient d’extrême-droite, catholiques, tellement confits en dévotion qu’ils ont envoyé mon père en internat religieux quand il avait seulement 8 ans. Je vous laisse imaginer ce qui lui est arrivé, on en parle tous les jours dans les journaux. Pour lui faire passer le goût de se défendre de ces différents abus, on l’a exorcisé à deux reprises. Chaque fois que j’entends l’expression « les racines chrétiennes de la France », je pense à cet enfant terrorisé par le goupillon qui a cessé de croire en Dieu comme on se coupe la jambe : sans possibilité que ça repousse jamais. Quant à mon grand-père, il avait beau s’agenouiller devant le téléviseur quand le pape y apparaissait, ou boire l’eau des malades dans lequel ils avaient trempé à Lourdes, sa vision de la France imprégnée de pétainisme ne vous donnerait certainement pas envie de chanter la Marseillaise (ni, d’ailleurs, le Te Deum).
Aujourd’hui, je me reconnais dans ces femmes et ces hommes qui défendent les réfugiés à la frontière au nom d’un principe d’humanité qui n’a rien de national, et je me retrouve plus que jamais dans la France qui a remporté la coupe du monde cet été, même si je me fous du foot comme de ma dernière culotte. Moi, côté coupe, je serais plutôt adepte du menstruel. Le sang impur qui abreuve nos sillons célébré par la Marseillaise n’a pas mes faveurs et je préfère de loin l’Internationale, qui appelle les damnés de la Terre et les forçats de la faim à se mettre debout pour défendre le genre humain. J’aime aussi l’Hymne des femmes, dont l’air est celui du Chant des déportés, et j’aimerais toujours le Temps des cerises, ses doux rossignols, ses merles moqueurs qui sont tous en fête. Mais ces derniers temps, c’est Douce France qui caresse mon humeur patriotique dans le sens du poil, surtout chantée par Rachid Taha, de Carte de séjour.
Je vous invite à l’écouter. Par les temps qui courent, on en a bien besoin. Qu’on s’appelle Hapsatou, Corinne, Eric ou Rachid.
mediapart