L’amour est enfant de bohême

LEUR BOHEME

Jean Luc était professeur de lycée dans une petite ville du nord de la France. Jeune professeur d’un peu moins de trente ans et c’était son premier poste. Anne avait un peu plus de quinze ans quand elle entre en classe de seconde du même lycée. L’amour est enfant de bohème et il n’a jamais connu de loi et ce qui peut arriver arriva. Anne et Jean Luc sont tombés amoureux et s’aimaient d’amour tendre. Ni l’un, ni l’autre ne se souvienne comment cela s’est fait exactement. Tout au plus se rappellent-ils, qu’au début, ils étaient impatients de se rendre au lycée chaque matin, que les fins de semaine et les vacances scolaires étaient interminables.

Ils étaient  éperdument amoureux l’un de l’autre et ils le savaient sans se déclarer. Anne faisait des progrès spectaculaires dans la discipline enseignée par Jean Luc qui l’encourageait à progresser davantage encore tout en se faisant de plus en plus exigeant quant à son travail. C’est à l’occasion d’une sortie de spectacle où ils étaient assis côte à côte dans la semi-obscurité que leurs doigts s’effleurèrent. Les mots ne leur étaient déjà plus vraiment  nécessaires. La suite leur appartient.

Jean Luc a pu s’arranger pour qu’Anne ne soit pas dans sa classe en   terminale. Anne a passé son bac, est reçue avec mention et elle a eu une note exceptionnellement  élevée dans une discipline. Dans la soirée qui suivit la publication des résultats, à la table familiale, Anne  a fait part à ses parents de ses sentiments pour son professeur et de sa ferme intention de vivre désormais avec lui au grand jour. Alors que personne n’a encore réagi, ni exprimé la moindre réserve, elle a fait immédiatement monter les enchères. Dans l’hypothèse où ses parents verraient une objection à son projet, elle leur a  rappelé qu’elle avait eu son bac avec mention, qu’elle était majeure dans six mois, que nul ne pouvait s’opposer à son bonheur et que si ses parents envisageaient de continuer à la voir, ils avaient intérêt à y réfléchir à deux fois avant d’y mettre leur véto.

La fourchette du père d’Anne suspendit sa trajectoire vers la bouche et il envisagea  de grimper à un rideau, d’en redescendre en rappel pour aller dire quelques mots au fameux professeur et de lui casser la figure pour faire bon poids. La mère d’Anne resta silencieuse en regardant longuement sa fille. D’un geste discret, elle fit signe à sa fille de ne plus en rajouter et d’une mimique à peine esquissée, elle lui fit comprendre que son père finira bien par se calmer.

Anne  et Jean Luc ont commencé, comme ils le souhaitaient depuis longtemps, une existence commune dans la ville universitaire voisine à l’écart de ceux qui se repaissent généralement de la vie d’autrui. Anne est devenue professeur à son tour, Jean Luc est devenu proviseur de lycée et ils ont deux filles. Le père d’Anne s’évertue toujours à atténuer le souvenir de ses premières réactions hostiles. Sa mère en rit encore  car elle se souvient qu’elle a très tôt compris qu’il y avait de la tendresse amoureuse dans l’air, que l’élu du cœur de sa fille était un clandestin de l’amour et cela d’autant plus qu’aucun jeune lycéen ne rôdait dans les parages ou n’insistait jamais.

Gabrielle était professeur de lycée dans une grande ville du sud de la France. Jeune professeure d’un peu plus de trente ans, c’était son premier poste. Christian avait un peu plus de seize ans quand il est  entré en classe de seconde du même lycée. Ce qui peut arriver arriva. Gabrielle et Christian se sont aimés d’amour tendre. Dans une interview, à sa majorité qui était alors de  vingt et un ans, quelques années après le décès de Gabrielle, il dira simplement qu’il ne s’agissait ni d’une passion ni d’une foucade mais que  Gabrielle et lui avaient simplement partagé une  histoire  d’amour authentique, lucide et librement partagée.

Elle s’appelait Gabrielle Russier, elle avait été poursuivie pour détournement de mineur, incarcérée à la prison des Baumettes à deux reprises puis condamnée à un an de prison avec sursis. Le parquet avait fait appel et la veille du procès en appel, elle avait renoncé à vivre en ouvrant le robinet de gaz dans sa cuisine.

Georges Pompidou, élu président de la République depuis peu, répondit à une question posée en six phrases hachées de silences : « Je ne vous dirai pas tout ce que j’ai pensé d’ailleurs sur cette affaire. Ni même ce que j’ai fait. Quant à ce que j’ai ressenti, comme beaucoup, eh bien, comprenne qui voudra ! Moi, mon remords, ce fut la victime raisonnable au regard d’enfant perdu, celle qui ressemble aux morts qui sont morts pour être aimés ».

En 2017, Emmanuel Macron est élu président de la République. Son ancienne professeure de lettres devenue sa femme a vingt-cinq ans de plus que lui. Nous imaginons sans mal la détermination dont ils ont dû faire preuve pour résister à la pression de leurs familles respectives, à l’opprobre  des bigots et des moralisateurs d’une ville de province, aux silences éloquents de leurs entourages et aux ricanements de tout genre. A l’Elysée, un couple s’est installé et dit au monde que l’amour est un sentiment noble, fait de lucidité, de liberté et de responsabilité envers soi-même, qu’il s’affranchit de tout stéréotype et n’accepte pas les entraves de la bien-pensance.

Avec l’accès à la contraception de la loi Lucien Neuwirth, la légalisation de l’interruption volontaire de grossesse de la loi Simone Veil, les simplifications successives du divorce et la reconnaissance du  mariage des homosexuels,  l’esprit est sorti du cachot. Avec le couple Emmanuel et Brigitte Macron, c’est la vie réelle et sans hypocrisie qui se montre au grand jour sans assombrir la nôtre.

Ne nous y trompons pas. Les gardiens  de l’ordre moral et de la pensée trop bien faite  ne désarment jamais et rêvent toujours  de revanche. Le terreau, sur lequel ils essaient toujours de faire pousser leurs pensées vénéneuses, est  toujours fertile. Quand les arguments contre la politique du président Macron ne trouvent plus force et consistance, ce sont les arguments nauséabonds sur sa vie privée qui prennent le relai. Non pas dans la presse ou dans les média, le plus souvent dans les conversations de comptoir ou de table. Plus surprenant encore. Défendre la vie privée d’un couple ou même simplement ne pas le désavouer dans ce qu’il a d’atypique est vite assimilé à une forme insidieuse ou dissimulée d’approbation de la politique d’un président.

Il me plait dans cette petite chronique de rassembler trois couples. Il me plait que l’histoire de Jean-Luc et d’Anne (dont j’ai volontairement changé les prénoms) et celle d’Emmanuel Macron et Brigitte Trogneux-Macron encadrent  ce dont nous  nous souvenons de Gabriel Russier et de Christian Rossi.

FK