La décroissance, à la lettre et dans l’esprit
A l’heure où personne ne croit plus sincèrement que la croissance puisse revenir résoudre le moindre problème, à la même heure où les conversions subites à l’objection de croissance se multiplient, n’est-il pas temps de clarifier encore une fois le terme de « décroissance » et son usage ?
Car même en ce pôle de radicalité proclamée que prétend être la décroissance, le danger de la « consensusite » guette. Négativement, cela revient à s’interdire d’exprimer la moindre thèse claire et minoritaire. Inversement, cela revient à n’entrer en dialogue qu’à partir d’une position déjà consensuelle. Du coup, un pseudo-dialogue n’a plus lieu qu’entre des thèses soi-disant différentes et évidemment toute tentative de sortir du consensus est d’emblée dénoncée comme irresponsable, irréaliste et intolérable. Au contraire, nous faisons pleinement nôtre la distinction que faisait Martin Luther King entre une « paix négative » (qui fait taire les tensions pour mieux imposer un gloubi-boulga fade) et une « paix positive » (qui résulte de la formulation et de la discussion des conflits).
Nous ajoutons même que la fable de la priorité du « faire nombre » sur le « faire sens » – la fable de l’unitude – ne se contente pas de méconnaître son impuissance et son échec permanent mais que, avant d’échouer, ses égarements n’auront fait que renforcer le monde qu’elle prétendait dénoncer et combattre.
C’est ainsi qu’une discussion, aussi nécessaire soit-elle sur ce que « décroissance » dit, reste encore aujourd’hui dans le brouillard et la confusion. Pire, toute tentative de prendre ce terme en son sens littéral semble refusée par certains qui n’en continuent pas moins de se définir comme « décroissant ». Nous prétendons, tout au contraire, que c’est en prenant le terme de décroissance « à la lettre » que l’esprit de l’objection de croissance sera réellement défendu : et pour cela, il ne faut pas hésiter à marquer les différences entre « décroissance », « objection de croissance » et « a-croissance ».
Il faut arrêter avec la « décroissance » comme « mot-obus » ou « slogan »
Il faut reconnaître que pour celui qui prend un premier contact avec beaucoup des textes canoniques de la « décroissance », la voie ne va pas être dégagée. Dès le début d’une discussion qui réunit les contributeurs d’un ouvrage collectif, on peut lire : « Fallait-il choisir un mot à consonance négative » et la confusion – par ce que nous appelons le syndrome de l’adjectivation – ne manque pas de répondre : « Cependant, c’est un mot trop économique »… et il faut alors le « décliner avec des mots traduisant les valeurs ». Dans ce qui est pourtant l’une des meilleures introduction à la décroissance, les auteurs commencent par reconnaître d’importants désaccords… suivant leur propre sensibilité en faveur de l’objection de croissance ou de la décroissance ». Dans une bonne première approche de la décroissance, l’auteur ne manque pas de répéter sans guère de critique que « la décroissance n’est pas une croissance négative, c’est avant tout la sortie de la religion de la croissance, une « a-croissance » ». Il faut dire qu’il ne fait que reprendre ce que celui à qui nous devons tant n’a cessé d’affirmer : « cela voudrait dire « avancer en reculant » ».
Comment s’y retrouver, comment ne pas sans cesse prendre un terme pour un autre ? Comment, surtout, ne pas se résoudre à donner raison à ce que ne manque pas d’écrire avec cohérence un objecteur de croissance, au mieux favorable à une « décroissance sélective » : « Pour comprendre pourquoi « décroissance » a été préféré à « anti-croissance » ou à « objection de croissance », il faut pousser plus loin l’examen… Il faut en débattre… Mais autant être clair… Si les tenants de la décroissance clarifiaient leur analyse sur ce point, cela les conduirait à creuser une question sur laquelle ils restent légers : l’avenir de l’emploi et de la protection sociale ».
Alors, soyons clairs dans nos définitions : ce qui va revenir à se contenter de définir la « décroissance » d’abord comme une « décroissance économique ».
Décroissance = décroissance économique et comme aujourd’hui (principe de réalité) l’économie est le monde alors la décroissance est un monde.
Le PIB, l’empreinte écologique et ce qui doit décroître
Notre critique écologiste a seulement besoin d’une corrélation entre un indice économique et un indice écologique : nous n’avons pas tant besoin d’indicateurs économiques ou écologiques que d’une indication politique sur l’économie et l’écologie.
Pour l’économie, bien sûr tout le monde connaît les critiques qui sont adressées au PIB, et pourtant c’est seulement d’une indication globale, grossière et surtout aveugle à toute évaluation qualitative dont nous avons besoin :
- Parce que la croissance est un « monde » et faire croire qu’un tri entre une bonne croissance et une mauvaise croissance est souhaitable relève de l’écran de fumée. Il faut savoir jusqu’où un objecteur de croissance est capable d’aller pour abandonner son imaginaire de la croissance. Comment ne pas en déduire que la notion de « décroissance sélective » relève de cette rhétorique de l’oxymore que nous sommes pourtant si prompts à dénoncer chez les autres ?
- Parce que si nous disposons d’une indication économique corrélée à une indication écologique, le jour où cette indication dépassera encore la capacité de soutenabilité, ce sera encore de la sur-croissance. Quand bien même son contenu ne serait que de la production souhaitable, conviviale, bonne, juste et saine, et bien il faudra encore décroître économiquement pour repasser sous le plafond. Nous ne pouvons pas d’un côté nous moquer des propagandistes du développement durable et de l’autre faire semblant d’ignorer que même entre bisounours hyper-conscients du buen vivir nous ne pourrons pas conserver le niveau de vie du Nord global.
- Pour l’écologie, nous avons d’abord besoin d’une indication qui puisse se traduire en termes de « plafond » sous lequel il va falloir redescendre. Et en cela l’indication de l’empreinte écologique (EE) est politiquement suffisante : parce qu’elle peut se traduire très facilement et très pédagogiquement en termes de « planète ». Que chacun compare les deux arguments suivants. 1/ En France, compte tenu de l’augmentation de la population, le facteur 4 est devenu, pour chacun d’entre nous, un facteur 5,2 : il s’agit en effet de passer des 9,5 t d’Eq CO2 par habitant de 1990 à 1,8 t d’Eq CO2 / habitant pour 2050, ce qui fait 490 kg d’Equiv. carbone)/ habitant, soit moins de 2 allers-retours Paris-NY en avion/personne. 2/ Si chaque habitant de la planète vivait comme un États-unien moyen, il faudrait l’équivalent de 5,3 planètes comme la nôtre pour subvenir de manière pérenne à nos besoins. Sans commentaire ?
- Bien sûr cette indication fournie par l’EE peut recevoir de nombreuses critiques, justes et pertinentes. La littérature là dessus est abondante.
- Mais l’essentiel est de nous fournir une indication qui prouve de façon difficilement contestable que la surproduction et la surconsommation provoquent un dépassement de la capacité de la nature à se reconstituer. C’est là que se joue d’abord la décolonisation de l’imaginaire. Il sera bien temps ensuite de se disputer sur les chiffres, même si dès maintenant nous savons que l’EE peut induire en erreur tant sur la véritable nature que sur la gravité des problèmes écologiques.
- D’autant que cette indication par l’EE nous fournit trois résultats suffisants pour faire de nous des décroissants : 1/ L’empreinte écologique de l’humanité (2,3 ha/hab) est supérieure à la biocapacité mondiale (1,8 ha/hab). 2/ Les inégalités sont extrêmement fortes. L’empreinte écologique d’un États-unien est de 9,6 hectares alors que celle d’un Afghan dépasse à peine 0,1 hectare, soit un écart de 1 à 100 ! 3/ Depuis les années 1970, la croissance économique continue d’être la croissance des dégâts écologiques et sociaux, mais elle ne provoque plus aucune croissance de la qualité de vie.
Il se peut que cette argumentation puisse paraître grossière et naïve aux théoriciens de l’économie et de l’écologie mais l’enjeu n’est pas là. Politiquement, il faut même leur retourner la question : expliquez-nous comment, une fois validés vos indicateurs alternatifs, vous traiterez la question du dépassement des plafonds et surtout que proposerez-vous effectivement pour redescendre à des niveaux de soutenabilité ? Expliquez-nous quel type d’organisation sociale vous proposerez…
Pour lire la totalité de l’article de Michel Lepesant :