Faut-il renoncer à l’avion ? Quelles mesures de sobriété ?
Il doit y avoir dix à douze ans, dans un débat public, une jeune fille, peut-être lycéenne, m’a apostrophé après une réponse où j’avais évoqué la nécessité de réduire fortement le recours au transport aérien (pas seulement le transport aérien) pour sauver le climat : « si je comprends bien, vous voulez interdire aux jeunes le droit de faire ce que vous avez fait sans trop de scrupule dans le passé, nous interdire le droit de découvrir le monde par nous-mêmes ? ».
Cette jeune fille ne tiquait pas du tout sur la décroissance de l’usage de la voiture, ni sur la plupart de mes arguments d’objecteur de croissance, mais, pour l’avion, elle ressentait mon propos comme une injustice et une entrave à une sorte de « droit » à être un citoyen ou une citoyenne du monde à part entière en ayant la possibilité de découvrir ce monde, ses merveilles et ses peuples autrement que par le biais des écrans. Nous connaissons tous et toutes en grand nombre autour de nous des personnes qui ressentent les choses ainsi, pas seulement des jeunes, pas seulement des gens assez aisés (merci le low cost…). Et pour peu qu’on pratique un minimum d’introspection, on en trouve même… en nous, qui défendons des valeurs écologiques et qui nous mobilisons pour le climat et le vivant.
Je ne suis pas certain d’avoir eu alors une réponse à la hauteur, même si j’ai tenté de prendre son objection au sérieux. Que répondrais-je aujourd’hui ? Voici quelques arguments.
1) Il n’est pas question pour moi ni pour le réseau « Stay Grounded » (billet précédent), ni dans le scénario négaWatt de renoncer totalement à l’avion. Prenons l’exemple de négaWatt dans leur excellente brochure (12 pages très claires et accessibles) récente sur la sobriété énergétique dans tous les domaines écologiquement importants : transports, bâtiments, agriculture et industrie. Il y est écrit : « Vous aimez voyager ? Dans le scénario négaWatt, on part toujours en vacances ! Mais pour éviter de prendre l’avion, on imagine des destinations moins exotiques et on ne conserve le transport aérien que de manière ponctuelle pour des voyages plus lointains. Ainsi, en dessous de 800 km, on remplace l’avion par le train et le nombre de vols supérieurs à 800 km est divisé par deux à l’horizon 2050. » Il me semble que cet objectif ne fait pas de ceux qui le défendent des « Khmers verts » et laisse aux jeunes comme aux moins jeunes des possibilités de voyages au loin, avec mesure.
2) Dans certains domaines, dont l’avion, ne plus faire à l’avenir tout ce qu’on a pu faire dans le passé (l’ébriété énergétique) est l’une des clés, sans doute la plus importante, de la révolution écologique et sociale à lancer d’urgence. Ce n’est donc pas une injustice envers les jeunes générations que de faire décroître fortement le transport aérien et routier pour tout le monde. C’est même l’une des mesures les plus décisives pour que l’avenir de ces jeunes soit vivable. Cela n’enlève rien à l’énorme responsabilité des « vieux » décideurs politiques et économiques de ces dernières décennies, dont les multinationales et leurs lobbies, dans l’aggravation de l’état de la planète.
Cette exigence de sobriété vaut pour l’avion, pour la voiture, pour le transport routier de marchandises, pour la consommation de viande, pour la superficie des logements et pour leur température intérieure, pour le nombre d’équipements électriques (dont les sèches linges et les grands congélateurs), pour l’éclairage public, pour la durée de vie des objets, etc., autant de postes de consommation où l’on peut vivre aussi bien ou mieux en consommant moins et en préservant autant qu’il est encore possible le climat et le vivant. Encore faut-il pour cela des mesures politiques fortes et pas seulement l’appel à des actes individuels. On en trouve dans la petite brochure de négaWatt sur la sobriété énergétique, et, pour l’avion, à la fin de ce billet.
3) Un « droit » humain auquel seule une petite minorité peut accéder n’est pas un droit humain mais un privilège, et si ce privilège contribue à pourrir la vie actuelle et future d’une bonne partie de l’humanité, alors il devient indéfendable sur le plan moral. Si je considère comme un droit le fait d’émettre une tonne de CO2 par an en avion (une petite « élite » fait beaucoup plus, pour certains ce sont des dizaines de tonnes), et si « par malheur » 8 milliards d’humains revendiquent le même droit, les 8 milliards de tonnes de CO2 rendraient impossible toute politique internationale du climat vu que l’objectif du GIEC pour le milieu de ce siècle est proche de zéro émissions nettes (émissions moins séquestration du carbone), contre environ 40 milliards de tonnes de CO2 par an aujourd’hui.
4) Le cas de l’avion fait partie de ceux où les « petits gestes » individuels, que personne ne néglige, ont très peu de poids. C’est l’une des raisons pour lesquelles la culpabilisation des personnes qui prennent l’avion est stupide et inefficace. Les solutions sont politiques, sous le contrôle des citoyen.ne.s. C’est un vrai scandale écologique et donc humain que l’aviation prospère en grande partie sur la base de fortes subventions publiques, de fiscalité allégée (TVA réduite de moitié, kérosène exonéré de taxes), d’inégalités de revenu monstrueuses, et ne soit pas soumise à une taxe carbone tenant compte, même très imparfaitement, des dommages écologiques correspondants. Voir ce document du Réseau Action Climat « CO2 is in the air ». C’est un vrai scandale qu’on puisse trouver des billets d’avions bien moins chers que le train pour des destinations à moins de 500 kms ou à moins de 800 kms. Bravo la « concurrence libre et non faussée » contre le climat et la santé humaine !
Comment en est-on arrivé là ? Probablement parce que ceux qui décident en haut lieu, politiques et dirigeants de grandes entreprises, sont ceux qui prennent le plus l’avion et parce que, dans la concurrence néolibérale des territoires entre eux, chaque métropole (en ponctionnant ses contribuables) est prête à payer très cher pour avoir un grand aéroport, un grand stade et bien d’autres grands bazars de prestige, sans considération des gaspillages collectifs associés ni des dommages environnementaux. Ce sont eux qui ont fait du vol low cost une arme de dumping écologique (et social). Et ce sont en gros les mêmes qui s’en prennent au service public du train, et au fret ferroviaire sacrifié, c’est-à-dire aux modes de transport les plus doux avec le climat, après les modes dits actifs pour les petits déplacements (marche, vélo, etc.).
5) Oui mais partir au loin ça fait rêver, on a bien le droit de rêver et de chercher à réaliser certains rêves ? C’est exact, mais est-ce juste ? C’est juste, en termes de justice climatique, si on reste dans des limites où la réalisation de nos rêves ne produit pas des cauchemars chez d’autres humains qui ont d’autres rêves, ou chez nos descendants. C’est pour cela que des scénarios comme ceux de négaWatt peuvent aider à trouver de bonnes limites, sans renoncer aux voyages au loin. J’ajoute que parmi les destinations touristiques les plus populaires, et les plus accessibles aux revenus des classes moyennes en France, on trouve notamment des villes du sud de l’Europe où commencent à se manifester des protestations des habitant.e.s contre une « invasion » touristique ayant des impacts négatifs sur la vie des locaux, les loyers, etc. Un dommage collatéral de plus de l’aviation à prix cassés. Sans parler des effets néfastes du tourisme de masse sur les cultures locales et les écosystèmes des pays en développement, sur la bétonisation de certains bords de mer de pays « ensoleillés » qui vont devenir des étuves si le réchauffement n’est pas contenu.
6) Par ailleurs, d’où nous viennent ces rêves d’horizons lointains que nous aurions impérativement « besoin » de visiter ? Quel est le rôle des multinationales du voyage, de la publicité des multinationales du transport aérien, de l’effet Veblen de distinction/imitation des catégories supérieures (donc des inégalités) ? Il existe de chouettes horizons à portée de train et l’on peut aussi découvrir le monde, ou des mondes, pas très loin. Si, comme il faut le souhaiter, le transport aérien devient nettement plus cher, est-ce une mesure juste (compte tenu des risques climatiques qu’il accentue) ou une mesure punitive et excluante ? Autant de questions que je ne traite pas, chacun pouvant y réfléchir à sa façon ou collectivement.
7) Les trois plus importants motifs des voyages aériens des Français.es sont, selon cette source fiable de décembre 2017, les « vacances-loisirs » (48 %), les motifs professionnels (25 %), et les visites à la famille ou à des amis (21 %). Mais selon la même source, les voyageurs pour motifs privés sont 83 % à ne faire qu’un ou deux vols AR par an et moins de 2 % à en faire plus de 10, alors que pour les trajets professionnels ces proportions sont de 69 % et 5 % (dont 1 % qui font plus de 30 vols AR par an !). Il y donc du grain à moudre aussi du côté des grandes entreprises et de leurs pratiques, du côté des programmes de fidélisation « grands voyageurs » qui sont des pousse-au-crime écologiques (et que quelques pays ont commencé à interdire), comme si avec l’achat de 10 paquets de cigarettes on en offrait un gratis pour encourager le cancer…
QUELQUES-UNES DES MESURES POLITIQUES URGENTES EN FRANCE
Ce sont celles mises en avant par la RAC (Réseau Action Climat) dans sa brochure « CO2 is in the air », téléchargeable via le lien déjà fourni :
Elargir la Taxe Intérieure de Consommation sur les Produits Energétiques (TICPE ex-TIPP) et la contribution carbone au kérosène qui est exonéré de toute taxe ;
Instaurer une TVA à taux normal à 20% sur les billets et non à taux réduit de 10% comme c’est le cas aujourd’hui ;
Supprimer les aides publiques aux aéroports et aux compagnies aériennes qui maintiennent sous perfusion de nombreuses infrastructures obsolètes et créent une distorsion de concurrence favorable à l’avion et très défavorable au climat ;
Abandonner les projets d’aéroports et de nouvelles pistes qui pourraient créer un appel d’air tout en portant directement atteinte à l’environnement ;
Investir dans les alternatives comme un système de trains performants et accessibles à tous.
[Personnellement, j’ajouterais l’interdiction de toute publicité liée directement ou indirectement au transport aérien, comme de toute publicité pour les voitures, de la même façon que cela a été fait dès 1991 pour le tabac ou l’alcool (loi Évin). Le réchauffement climatique fait déjà des morts par centaines de milliers dans le monde et malheureusement cela ne va pas s’arranger]
ET AU NIVEAU INTERNATIONAL
Mettre en place un mécanisme international de tarification des émissions de CO2 pour taxer le kérosène au même titre que les autres carburants, seule solution pour rendre possible la réduction des émissions de gaz à effet de serre du secteur.
Allouer les ressources aux pays en développement pour les aider à lutter contre les changements climatiques.
Instaurer une norme contraignante sur les émissions de CO2 des avions, comme cela existe pour les véhicules légers, pour inciter les constructeurs à développer de nouvelles technologies plus économes en carburant à un rythme plus soutenu que le scénario du « laissez-faire ».
Dernier point : je pense qu’il faudra un jour, pas trop lointain, mettre sous la tutelle des citoyen.ne.s les grandes entreprises privées de transport du public, sous forme d’entreprises « publiques à participation citoyenne » ou coopératives, pour qu’elles ne soient plus sous la coupe d’actionnaires, de la loi du profit privé et de la concurrence destructrice. Le climat est un bien commun vital et je doute qu’on puisse le préserver en se contentant de « réguler » les entreprises polluantes, même s’il faut le faire dans l’immédiat. C’est un peu comme pour les banques avec ce bien commun qu’est, ou que devrait être, la monnaie.