Une interview de Corinne Masiero dans Télérama
Devenue actrice par hasard, la capitaine Marleau de la série a échappé à une vie de misère. Elle ne renie rien de son passé, lance des initiatives solidaires. Et rêve de révolution. On la retrouvera à l’affiche des “Invisibles” de Louis-Julien Petit, en salles le 9 janvier.
Elle est belle. Rudement. Très grande. Allurée. Avec des yeux verts enjôleurs ou sauvages. La Masiero est une sacrée comédienne et une sacrée femme. Sa performance dans Capitaine Marleau, avec son inséparable chapka et son savoureux parler chti, en a fait une star du petit écran. Huit millions de téléspectateurs lors de la dernière diffusion de cette série de France 3 réalisée par Josée Dayan ! Mais le talent de Corinne Masiero ne se résume pas à cet officier de gendarmerie brindezingue et grande gueule. A 54 ans, l’actrice de Douai qui n’a débuté sur scène qu’à 28 ans, après une première existence chaotique, est un phénomène de résilience et de génie brut. Avec sa voix caverneuse et grave, où pointe un accent du Nord qu’elle n’a jamais renié, avec son hallucinante dégaine, timide ou rebelle, la Louise Wimmer de Cyril Mennegun – son premier grand rôle (2012) – est capable de tout. De narguer et dévaster l’ennemi dans un flux de paroles insensées, d’accompagner avec autorité et tendresse des paumées – comme son dernier personnage dans Les Invisibles, de Louis-Julien Petit. De provoquer ou d’émouvoir aux larmes. Chez Audiard (De rouille et d’os) et Chéreau (Persécution). Un Depardieu ou un Gabin au féminin que cette haute carcasse forgée aux aléas de la misère et engagée depuis toujours auprès des plus démunis. De sa présence disruptive, elle casse superbement les codes. Et jusqu’à la manière de jouer.
Comment travaillez-vous ?
Je ne travaille pas. Tout se fait sur le tournage ou le plateau de théâtre. Je ne lis ni le scénario ni la pièce. Si on connaît le contexte, on est moins décalé, moins inventif. Or j’ai besoin de m’autosurprendre pour éviter le ronron, étonner le partenaire comme le spectateur. Ce n’est jamais un rôle particulier, d’ailleurs, qui m’intéresse ; mais ce qui est dit dans le spectacle, ou le film, au-delà des dialogues. Alors j’apprends juste les scènes où je parle. Même si « dire » n’est évidemment pas seulement une histoire de mots. Jouer, c’est avec le corps que ça se passe. Il faut donner de la chair, de la matière, et creuser, creuser. Moi, j’ai besoin de toucher. Avec la paume de ma main. J’aime toucher le plateau. J’ai besoin d’être par terre, couchée dessus. Le plateau nu, c’est mon truc, un endroit sacré. L’odeur des coulisses aussi, mélange de poussière, de sueur, de cigarettes, est mon parfum préféré. J’aime quand ça pue. J’aime me donner des contraintes de jeu aussi, des difficultés, des trucs qui ne me ressemblent pas. Des pieds cassés par exemple, ou des talons trop hauts ou du vernis à ongles. Ça m’oblige à avoir des idées d’interprétation. Je m’étais inventé une démarche invraisemblable pour une domestique de Feydeau, terminus, qu’avait monté en 2001 Didier Bezace. Feydeau, c’est pas ma came, ça ne me fait pas rire. Mais c’est justement quand on n’aime pas qu’on n’a aucun a priori, et qu’on devient le plus intéressant…
“Je me suis formée à l’arraché.”
Vous avez eu des modèles ?
Aucun. S’inspirer, c’est comme repeindre un Rubens. A quoi ça sert ? Et puis m’inspirer de qui ? Quand j’ai démarré, je ne connaissais rien. Ce qu’on voyait à la télé, Au théâtre ce soir – Maria Pacôme, Jean Le Poulain, Jacqueline Maillan – ou au cinéma, Les Fous du stade ou Dupont-Lajoie. Il y avait aussi les chanteurs que j’allais admirer avec mes parents à la Fête de l’Humanité : Leny Escudero, Mouloudji, Isabelle Aubret, Henri Tachan… J’ai vécu là-bas de vrais moments d’émotion. Comme dans les manifs. Quand c’est fort le spectacle vivant, ça vaut tous les films du monde. D’autant plus que c’est éphémère…
Comment êtes-vous venue au théâtre ?
Tard et par hasard. C’est un endroit où j’ai trouvé enfin une place. Je zonais, après des années de drogue, et des copains qui faisaient du théâtre à l’Hippodrome de Douai m’ont demandé de leur donner un coup de main pour porter le matos. Un jour, la metteuse en scène me voit regarder le plateau et me propose de participer à un échauffement de comédiens. Un « échauffement » ? Je ne voyais pas ce que ça voulait dire. Pour des danseurs, oui, mais des comédiens ? Il fallait juste traverser la scène en marchant en diagonale et en imaginant un petit incident. J’y vais, en faisant semblant de remettre un lacet. « Très bien ! » me dit la metteuse en scène. Très bien ? J’avais le droit de faire des trucs à moi et on me disait très bien ? Mais ça ne m’était jamais arrivé ! Je n’ai vu ce bout de lumière qu’à 28 ans… Alors je me suis dit, je reste là. Je veux faire ça. Ici, maintenant, c’est chez moi. J’ai supplié la metteuse en scène de me prendre pour un petit rôle dans son prochain spectacle, Le Bouc, de Fassbinder, qu’elle devait monter l’année d’après. Je ne connaissais évidemment pas Fassbinder. J’ai filé au Goethe Institut de Lille et j’ai vu tous ses films en allemand non sous-titré… Elle m’avait conseillé aussi de voir tout ce qui était programmé à l’Hippodrome de Douai, expos, concerts, théâtre – même pour enfants ! – danse, projections de films… Je me suis formée à l’arraché.
Pas d’études ?
J’ai adoré jusqu’au collège. J’étais toujours première en primaire, petite gamine hyper timide et mal à l’aise. Je le suis toujours. Mais plus je grandissais plus je supportais mal ce qu’on disait ou faisait aux femmes dans ma famille. Côté père, des ritals ayant fui le fascisme et devenus prolos ; côté mère, des journaliers de campagne et des femmes de ménage depuis Louis XIV. Cocos des deux côtés, et machos et homophobes. Avec des violences familiales, conjugales, des incestes. Très vite, être sous le pouvoir d’un adulte m’a semblé intolérable. Je me renfermais. Et plus je me renfermais, plus je me trouvais différente, anormale. Mais qu’est-ce que je fous dans cette société-là ? Ce Nord toujours hanté par la guerre de 14-18 ; cette mère qui pleurait tout le temps et partait rouler dans sa bagnole pour oublier.
“J’ai juste appris à ouvrir ma gueule, à faire péter les non-dits.”
Pas d’issue ?
Pour sortir d’une situation, il faut savoir qu’il y a une porte. Je n’en voyais pas. J’étais prise de vertige et sans réponse. Ma famille était athée, anticléricale. J’étais la seule de la classe à ne pas aller au catéchisme et à la messe le dimanche. Moi, j’allais à la piscine. Déjà qu’on se foutait de moi parce que je parlais chti et que je ne connaissais rien d’autre que ce que j’apprenais à l’école. Rien. J’ai vécu très tôt l’irrespect. Et ça m’a blessée de me sentir une merde. Moche et re-moche, aussi. J’avais rêvé faire de la danse. Mais la prof trouvait que mon corps n’allait pas, que j’étais trop grande – à 10 ans, je faisais déjà 1,70 mètre – et que, de toute façon, il était trop tard pour en faire un métier. Mon monde s’effondrait. Je n’avais pas le droit d’exister. Alors je suis devenue une rebelle à deux balles. Mais je n’ai jamais eu honte de l’endroit d’où je venais, de la manière dont je parlais. Je vis toujours à Roubaix, parce que avec les soixante-dix nationalités qui y cohabitent c’est plus large qu’à Paris, ça vit. De l’ISF à la misère noire. J’ai juste appris à ouvrir ma gueule, à faire péter les non-dits. Sinon, ça devient purulent et on s’infecte soi-même.
Comment s’est faite la métamorphose ?
En troisième, j’avais découvert Flash ou le grand voyage, de Charles Duchaussois, un pavé de cinq cents pages, ma Bible. Je voulais faire pareil, avoir une existence rock’n’roll, déglinguée, droguée ; pas jouer de la musique mais vivre ce que vivaient les rockers. Je croyais naïvement que c’était ça, la vraie liberté : être toxico. Et que le seul moyen de se révolter était de se détruire. A 13 ans, j’ai mis les rangers. Je savais que je n’étais pas belle. Avec mon allure de garçon manqué, mon mètre quatre-vingts, on m’appelait même « monsieur ». Je me sentais appartenir à une sorte de « troisième » sexe. Alors, autant être carrément laide, comme ça les mecs ne me feraient plus chier. Je ne me ferais plus violer. Ça a commencé à 8 ans. Ça a fini à 18… J’étais droguée à 15. J’ai quand même eu le bac. Une première, dans notre famille ! Je me suis inscrite à la fac. Mais, après deux cours, j’ai tout de suite vu que ce n’était pas pour moi. Je m’ennuyais. J’ai pourtant récidivé pendant trois ans, histoire d’avoir la carte d’étudiant et de payer moins de loyer. Mais j’étais tellement défoncée. Je devais dealer ou me prostituer à la sauvette, dans le métro, dans les voitures, pour m’acheter de l’héroïne ; avec chaque fois la peur des flics ou des maquereaux.
“Le théâtre a été ma lumière. Je m’y suis accrochée.”
Vous vous en êtes sortie comment ?
Y a pas une pute qui rêve pas d’arrêter : c’est si humiliant de se faire payer. Y a pas un toxico qui rêve pas d’arrêter : c’est une telle douleur. Le mal au ventre du manque, comme si on avait une sciatique dans le bide, la fièvre, la gastro, la gerbe, la dépression… Et pas beaucoup de monde pour vous aider. Quand vous êtes toxico, vous ne fréquentez que les toxicos. Je quittais plus mon lit. Je regardais la télé toute la journée. Comme un beauf. En fait, on devient des beaufs qui picolent leurs bières devant le petit écran. C’était pourtant pas l’objectif de départ… J’avais peur de mourir, en plus. Y a pas une fois où je me suis piquée sans penser, quand l’aiguille rentrait, qu’il y aurait peut-être une bulle d’air qui allait me tuer… Y a pas un jour d’ailleurs où je ne pense pas à la mort. Même maintenant où j’ai réussi à ne pas me laisser mourir. Ça me rassure d’y penser. Comme à une issue de secours quand vraiment ça irait trop mal. Mais je suis lâche. Je n’ai jamais eu le courage de me foutre en l’air.
Ou vous aimez trop la vie…
Le théâtre a été ma lumière. Je m’y suis accrochée. Je fonctionne au radar. Je fais confiance à mon instinct. Un instinct de survie. Je sens les choses, même si je suis pas fute-fute. Après ma découverte de la scène à Douai, je courais partout pour apprendre à jouer, voir les autres jouer. En 1993, j’avais repéré que Claude Berri tournait Germinal dans le coin, avec Depardieu et Carmet, mon idole de Dupont-Lajoie. J’ai fait les castings de figurants et en ouvrant au hasard une porte, je tombe sur Claude Berri. Il voit ma dégaine pas possible, me demande si je sais me mettre en colère. Je dis oui. C’était la première fois qu’on ne me disait pas que j’avais une sale gueule. J’ai eu mon premier contrat de 1 500 francs [environ 230 euros, ndlr], moi qui étais au RMI. Je suis allée voir l’administratrice timidement. Je croyais qu’elle avait fait une erreur…
Vous avez appris quoi sur ce tournage ?
La hiérarchie. Que le réalisateur était Dieu le Père. Qu’il y avait des différences entre les acteurs connus et les inconnus. Que Depardieu pétait sans arrêt et se grattait les couilles. Que Carmet rigolait, bavardait avec les partenaires, les techniciens, mais devenait génial et concentré dans la seconde où on lui criait : « Action ! »
C’est très différent avec Josée Dayan, avec qui vous tournez la série Capitaine Marleau ?
Sur un tournage, elle ne quitte pas le plateau. C’est sa vie. Elle y voit et entend tout. A 73 ans, elle filme toujours comme une mitraillette. Sans répéter et en une seule prise ! Elle enchaîne dans la chronologie de l’action, en plus ! C’est rarissime et super pour les acteurs. Josée adore les acteurs et réussit des castings de rêve. Grâce à elle, j’ai pu jouer avec, en guest stars, Biolay, Adjani, Camille, Balibar, Depardieu ou Arestrup ! Josée parle d’une « tribu », à laquelle elle reste fidèle. Eux aussi. Car elle les dorlote. « Pour ne pas me pourrir la vie », dit-elle, elle ne me fait tourner ainsi que quatre Marleau par an. Et vite. C’est pour ça que j’ai accepté. Je peux faire d’autres choses en même temps. Elle dit encore que diriger est inutile, qu’il suffit de bien distribuer les rôles. Elle fait confiance. Après, elle module un peu…
“Les impros, c’est souvent 90 % de déchets ; mais les 10 % qui restent font vriller l’œil du partenaire.”
Il paraît qu’elle vous censure parfois au montage ?
J’improvise sur tous mes rôles. Et en tant que capitaine de gendarmerie, je me livre volontiers ici à des considérations sur la politique qui ne sont pas à la gloire du gouvernement… Comme je parle beaucoup en chti, pas compréhensible pour tout le monde, il faut souvent que je me postsynchronise au montage, et je découvre alors mes phrases couvertes par des aboiements ou des bruits d’orage. C’est le jeu. Je m’en fous. Je continue au tournage prochain. Y a bien des coups de gueule qui finiront par rester…
Vous improvisez pour chaque rôle ?
Seuls Nina Companeez, dans le feuilleton Voici venir l’orage, et Francis Veber, dans L’Emmerdeur, me l’avaient interdit. Sinon oui, évidemment recadrée par le metteur en scène ou le cinéaste. C’est un de mes premiers maîtres, Guy Alloucherie, au Théâtre du Ballatum, à Liévin, qui m’avait appris. Il donnait un thème – dire quelque chose qu’on n’avait jamais dit, par exemple… –, et on ne devait arrêter l’impro que lorsqu’il disait : « Merci ! » Parfois, c’était long… Le temps de tout lâcher. Alloucherie tirait toujours quelque chose de nous. Les impros, c’est souvent 90 % de déchets ; mais les 10 % qui restent font vriller l’œil du partenaire. C’est bien…
Vous improvisiez dans Louise Wimmer, cette femme silencieuse sombrant dans la pauvreté ?
En 2011, le cinéaste Cyril Mennegun avait fait le voyage jusqu’à Lille pour me rencontrer. Je ne croyais pas à ce premier grand rôle. On a discuté le long du canal… Quand on a enfin tourné, il me laissait tout faire, avec des indications assez étranges : « Joue avec ton œil droit… » « Joue avec ton sourcil ». Je ne comprenais pas bien, mais j’improvisais. J’adore quand il n’y a pas de texte. J’adore le silence. Et je faisais l’effort de gommer mes ficelles habituelles : gueuler fort, balancer des phrases crues pour déstabiliser, faire des blagues provocantes en rapport avec l’actualité… Louise Wimmer m’a fait passer de l’autre côté : non seulement je pouvais prétendre enfin à des rôles importants, mais je n’étais plus obligée d’afficher cette image trash de moi. J’étais plus libre.
Louise Wimmer annonce ces femmes condamnées à la misère dont vous vous occupez dans Les Invisibles, le dernier film de Louis-Julien Petit ?
Elle s’adapte, comme elles, avec un fort instinct de survie sociale. Car il faut tout prévoir, tout anticiper. Jamais s’endormir dans la rue, par exemple. Trop risqué. Vols, viols… J’ai connu la rue. Je me suis juré « plus jamais ça ». Ce qu’il y a de beau, dans Les Invisibles, c’est que ces gonzesses – et la plupart ne sont pas actrices – s’en sortent. Si le centre d’accueil que j’y dirige échoue, elles en partent fièrement, choisissent elles-mêmes où elles iront. Elles ont retrouvé leur libre arbitre, elles ne subissent plus. Ce sont des résilientes. Comme moi quand j’ai découvert le théâtre. Quand on a chopé cette énergie-là, elle ne vous quitte plus. Je les admire et je les aime.
Vous avez même fait un spectacle que vous tournez aujourd’hui avec l’une d’entre elles, Adolpha…
Pour moi, elle est le symbole de la résilience. Adolpha a passé onze mois en zonzon pour avoir tué un compagnon alcoolique qui la battait. Elle a écrit son histoire en taule, dans un petit cahier qu’on a reproduit et édité, et que je lis en public, pendant qu’Adolpha est assise sur un haut tabouret et fredonne quatre chansons d’Edith Piaf. C’est mon amoureux, Nicolas Grard – qui a une compagnie de théâtre de rue à Roubaix, Détournoyment –, qui nous met en scène. Adolpha a connu une vie de merde. Chassée de chez elle, encore gamine, par une mère qui ne l’aimait pas, après qu’elle lui a avoué que son père la violait ; battue par son mari alcoolique, puis par ce compagnon qu’elle a assassiné. Mais c’est une vraie résiliente ! La misère lui a bouffé ses dents ? Elle refuse les dentiers, dit qu’il faut la prendre comme elle est, et ne pas avoir honte de ce qu’on est. Ne jamais oublier d’où l’on vient. Je suis d’accord. Elle se sert de ce qu’elle a vécu pour avancer, pour aider les autres.
“Je n’appartiens à aucun parti, n’obéis à aucun blabla, j’essaie d’agir.”
Comme vous ?
Je me dégoûte souvent de ne pas assez faire devant la détresse des gens. D’autant que je la connais, je l’ai vécue.
D’où votre engagement politique ?
Je n’appartiens à aucun parti, n’obéis à aucun blabla, j’essaie d’agir. En 2003, pour les intermittents du spectacle et les précaires, nous avions fondé la coordination des Interluttants du Nord-Pas-de-Calais – et moi, à l’intérieur, la section Bourrins ! Elle a mené des actions à Lille, à Avignon. Elle continue. J’ai soutenu aussi François Ruffin aux législatives de 2017 parce que j’ai vu comme il se battait sur le terrain ; il a été élu député La France insoumise de la Somme… Mais le plus important, ce qui donne un sens à ma vie, c’est notre association Pataclown, imaginée voilà dix ans avec treize copains pour aider deux amis artistes dans le besoin. Ma seule famille, c’est mes potes ; l’autre me fait gerber ; et je n’ai jamais voulu d’enfants, qui risqueraient de me ressembler ou auraient honte de moi dans ce monde de merde… Mais soutenir des potes sans leur faire l’aumône, sans exercer de pouvoir, en respectant leur indépendance et sans jouer les babas cool non plus, voilà mon rêve. A quoi sert mon fric, sinon ? On est allés faire les choses très légalement chez le notaire, pour qu’il n’y ait pas d’embrouilles ; on est conseillés par des financiers. Il s’agit de créer une sorte d’écovillage, autonome côté bouffe et énergie, où on ferait de l’éducation populaire autour des arts. Chacun aura sa parcelle. Pas question d’écraser l’ego des autres. L’idée est juste de pouvoir s’aider mutuellement quand la vie dérape. De se gérer ensemble horizontalement. Sans cette verticalité aristocratique et méprisante du pouvoir actuel. Tout le monde désire ce genre de chose aujourd’hui. En cherchant en camion un endroit au sud de la Loire, on a vu plein d’initiatives de ce type partout en France.
Que pensez-vous de la révolte des Gilets jaunes ?
On est tous des Gilets jaunes. Chacun à notre façon. Je ne supporte pas que certains croient soudain découvrir les « vraies » gens. Comme s’il y en avait des faux ! Marre de ce mépris de classe, de cette « prolophobie ». Y compris dans le milieu du cinéma et de la télé. Ils viennent tous de la bourgeoisie. Ils ont peur de montrer les prolos. Ou alors ils le font avec condescendance, avec leurs filtres. Quand on n’a pas leurs codes, on est foutus. Surtout les femmes. Alors moi, au cinéma, je refuse souvent de jouer les mères. Pourquoi pas des rôles de chef ? Et pourquoi on est bien plus souvent à poil que les hommes ?
“L’humour, c’est l’art de ceux qui n’ont rien.”
Après l’affaire Weinstein, les comédiennes françaises se sont peu plaintes de harcèlement. Qu’en pensez-vous ?
Moi, dans le métier, je n’ai jamais été harcelée. J’ai un radar contre ça. J’ai l’habitude. Mais je connais des comédiennes, des réalisatrices, des productrices à qui c’est arrivé. Lors d’une émission de télé à laquelle je participais, alors qu’on venait ensemble de s’en parler en off et qu’on nous posait publiquement la question, j’ai été sidérée qu’aucune n’ait répondu. Pourquoi fermer sa gueule ? Mais on ne peut forcer personne à parler. Et les agents conseillent de se taire pour ne pas être blacklistée.
Vos vœux pour 2019 ?
La révolution ! Changer ce système qui ne fonctionne plus. Inventer un autre rapport à l’humain, à ce qui l’entoure, à la nature. Tout est lié. Faut y aller ! Agir. Désobéir. Je suis pour la désobéissance civile. Mais avec humour. Continuer les luttes en continuant à se fendre la gueule ; avant de fendre celle des autres… L’humour, c’est l’art de ceux qui n’ont rien. La seule chose qui leur reste. Faites rire quelqu’un qui ne vous aime pas, et vous verrez, ça marchera… mieux… •
A voir
Les Invisibles, de Louis-Julien Petit, en salles le 9 janvier.
Une vie bien rEngeR d’Adolpha, d’Adolpha, le 26 janvier, centre André-Malraux, Hazebrouck (59), tél. : 03 28 44 28 58. Le 1er février, médiathèque de Courrières (62), tél. : 03 91 83 23 13.
CORINNE MASIERO EN 5 DATES
1964 Naissance à Douai.
1993 Premier petit rôle dans Le Bouc, de Fassbinder, mis en scène à Douai.
2009 Persécution, film de Patrice Chéreau.
2012 Louise Wimmer, film de Cyril Mennegun. De rouille et d’os, film de Jacques Audiard.
2015-2018 Capitaine Marleau, série réalisée par Josée Dayan.