Lettre à Eric Drouet
« S’il y a des émeutes qui ne conduisent ni à l’insurrection ni à la révolution, il n’y a pas de révolution ni d’insurrection qui ne commencent par une émeute. L’émeute est un début de débat. »
Cher Eric,
Nous ne te connaissons pas. Depuis le 17 novembre, nous sommes de toutes les manifestations parisiennes. Nous apprécions la finesse tactique dont tu as fait montre, ainsi que le courage qui est le tien de tenir tête face à une telle adversité. Aussi, nous t’adressons ces lignes en toute bienveillance. Si nous t’écrivons aujourd’hui, c’est que depuis quelques semaines, les choses prennent à Paris un tour qui nous semble dommageable au mouvement. Ce qui faisait sa force en novembre-décembre, c’était justement de rompre avec la tradition d’échec des manifestations syndicales, de surprendre, de n’être ni là ni comme on s’y attendait. Or peu à peu, nous avons l’impression que la pression policière, judiciaire et médiatique qui s’exerce sur toi et tes amis commence à faire son effet.
Les parcours sont déposés en préfecture. Un service d’ordre tente de les faire respecter et emmène tout le monde dans des nasses policières – que ce soit la place d’Étoile, aux Invalides, à la Bastille ou à République. De menues escarmouches de fin de manifestation compensent la frustration parmi nous de s’être montrés si impuissants. Et ces affrontements accroissent encore le sentiment d’impuissance : on en est réduit à se battre à l’intérieur d’une telle prison à ciel ouvert qui se finit inévitablement en tir au lapin. Dans ce retour au train-train de la défaite, il faut dire que manifestation de samedi dernier était une sorte de caricature. Son parcours était un classique des processions syndicales : il évitait soigneusement de passer trop près des lieux de pouvoir et de là où vit la classe dominante. Comme dans tous les défilés gauchistes où les organisateurs craignent de perdre le contrôle, on mettait les victimes en avant en tant que victimes, et on utilisait leur présence pour en appeler à la pacification de l’ensemble de la manifestation. Une chose est de rendre hommage aux blessés, une autre est de s’en servir en guise de chantage moral. En s’organisant, il est tout à fait possible de faire en sorte que ceux qui ne veulent pas prendre de risque puissent être là sans rendre pour autant la manifestation dans son entier inoffensive. Pour finir, on a même eu droit aux sandwichs-merguez dont l’odeur embaume depuis quarante ans l’écrasement de toutes les luttes. C’est un signal d’alarme qui ne trompe pas.
Nous n’avons pas compris non plus comment, avec l’ami Rodrigues, vous vous êtes retrouvés ces derniers temps à entonner une rhétorique anti-casseurs de plus en plus proche de celle du gouvernement. Est-ce la crainte de devenir inaudible ? Le souci de préserver la respectabilité du mouvement ? Or comment ne pas voir que cette rhétorique n’est qu’un instrument de stigmatisation, cynique et vieux comme la Ve République ? Comment ne pas voir que la loi en cours d’adoption est d’abord une loi anti-gilets jaunes ? Que crois-tu qui se prépare lorsque Macron lui-même met en cause 40 à 50 000 extrémistes qui veulent renverser les institutions ? Pourquoi crois-tu que le renseignement territorial et la DGSI ont entrepris de ficher tous ceux qui s’activent sur les ronds-points ou sur facebook ? Évidemment que cette loi est faite pour avoir les moyens de mater l’immense colère que déclenchera en mars la confirmation que le « grand débat » n’était qu’une vaste arnaque, et une façon de gagner du temps. Qui est en train de marquer des points lorsqu’un identitaire qui a combattu dans le Donbass et maintenant membre de votre service d’ordre fait croire en exfiltrant Rodrigues que des « black bloc » l’auraient attaqué ? C’est une erreur de déclarer que tu vas « écarter les black bloc du mouvement » parce qu’ils ternissent son image. Tant que nous sommes sûrs de la justesse de notre cause, nous n’avons pas à craindre de passer pour des violents. C’est au contraire en trahissant cette crainte que nous donnons l’impression de ne plus croire en notre cause. Et franchement, lorsque Rodrigues déclare que les « casseurs » font le jeu du gouvernement, nous savons bien qu’il n’en est pas un, mais il fait penser à n’importe quel bureaucrate syndical dépassé par les événements. Aucun doute qu’il y a des circonstances où s’affronter aux policiers ou casser est contre-productif, des circonstances où il faut savoir retenir sa force. Mais renoncer à toute force, c’est accorder la victoire à l’adversaire. Retenir sa force, c’est faire preuve d’une puissance supérieure. Mais renoncer à toute force, c’est tendre l’autre joue, c’est consentir au rôle de la victime. Un rôle auquel personne de vivant ne veut s’identifier, et surtout pas les victimes elles-mêmes, dans leur dignité. C’est un vieux travers chrétien, et l’on sait où mènent les révolutions des Oeillets. Nous ne savons plus quelle valeur accorder à tes paroles lorsque tout cela survient dans la semaine même où un communiqué de la France en colère !!! appelle à un « soulèvement sans précédent par tous les moyens utiles et nécessaires ». Notre impression est que police et media ont réussi à te faire endosser le rôle d’organisateur de manifestations tenu pour responsable de tout ce qui s’y passe, et à faire ainsi de toi qui incarnait initialement l’irréductibilité du mouvement une sorte de courroie de transmission de sa pacification, et donc du maintien de l’ordre. Pour n’être pas gauchiste pour un sou, tu ne t’en retrouves pas moins dans l’inconfortable position de tout responsable syndical qui doit tout contrôler. Or vouloir tout contrôler, c’est se défier de l’intelligence spontanée qui s’exprime depuis le début de cette révolte, et saper la confiance en soi retrouvée qui fait toute sa puissance, et dont tu as été un temps un remarquable porte-voix.
Et puis, il faut cesser de médire de l’émeute. C’est trop facile, c’est convenu, et c’est lâche : aucun émeutier n’est jamais en situation de porter la contradiction, sauf à finir au trou. Si ce mouvement a déjà obtenu le moindre résultat, c’est justement par l’émeute, chacun le sait. L’émeute spontanée, joyeuse, joueuse, du 24 novembre, ou celle plus sombre et plus redoutable des 1er et 8 décembre. Le pouvoir actuel ne comprend pas d’autre langage. S’il a fait mine de céder et s’il cède à nouveau un jour, c’est par crainte de l’insurrection. Comme disaient des amis défunts : « S’il y a des émeutes qui ne conduisent ni à l’insurrection ni à la révolution, il n’y a pas de révolution ni d’insurrection qui ne commencent par une émeute. L’émeute est un début de débat. À moins que l’émeute, il n’y a pas aujourd’hui de discussion publique possible, il n’y a que le monotone monologue de la gestion de ce qui est là. » Seule la violence aide là où la violence règne. C’est un fait, et une leçon de l’histoire. Ce gouvernement se cache lâchement derrière sa police, à tel point qu’il ne peut plus se permettre de reconnaître le moindre des méfaits de celle-ci, même le plus établi, par crainte de lui déplaire. Il ne cédera que lorsqu’elle le lâchera, et elle ne le lâchera que sous l’effet de deux mouvements simultanés : faire sentir à la police l’immensité du discrédit où elle s’est plongée, sa perte de toute force morale et la haine qui la cerne désormais – y compris physiquement par le traitement que lui réserve la rue – et lui faire sentir en même temps qu’il y aura pardon pour ceux d’entre ses membres qui se dissocieront à temps du pouvoir en place et feront amende honorable. C’est notre en même temps à nous. Il fallait bien que la technique good cop-bad cop serve un jour un dessein honnête.
Bref : tout cela pour te dire, pour vous dire, que malgré toutes les pressions qui se déversent sur vous, sur nous, il faut tenir le cap, et peut-être entamer une discussion stratégique ouverte sur les moyens de destituer le système, et pas juste le système politique. Nous sommes face à un ennemi qui raisonne à froid, s’appuie sur cinq cents ans d’expérience d’écrasement des révoltes populaires et pense stratégiquement. Il sait qu’il nous tient par toute l’organisation matérielle de cette société. C’est donc, pas à pas, de cela que nous avons à nous affranchir. C’est considérable, mais ce n’est pas pour rien que tout ce que le gouvernement fait depuis novembre se retourne invariablement contre lui. Et cela n’a aucune raison de s’arrêter. Ses manœuvres n’opèrent plus parce qu’elles sont immédiatement perçues comme manœuvres. Semaine après semaine, l’un après l’autre, tous les masques tombent. Machiavel avait bel et bien raison : « gouverner, c’est mettre vos sujets hors d’état de vous nuire et même d’y penser » – une guerre de manœuvre menée sans relâche contre un peuple que l’on méprise parce qu’on le redoute. Le scandale de l’ordre existant ne se perpétuait que parce que nous nous demandions tous, seul devant notre écran, pourquoi tous les autres ne descendaient pas dans la rue. La dépression de chacun était le secret de l’oppression de tous, et inversement. On n’est à la fois maître des âmes et des corps que tant que dure la crainte ou l’espoir. Or nul n’espère plus rien de l’ordre en place, et il a cessé d’inspirer la crainte à force de menaces sans effet, de mensonges éhontés, de gesticulations dans le vide. À nous d’inventer les contre-manoeuvres efficaces. C’est cette réflexion qu’il faut mettre à l’ordre du jour parmi nous. C’est dans le débat en notre sein que s’affûtera l’intelligence partagée de la situation. Que se trouvera le chemin praticable pour sortir du désastre présent. Pour cela, il faut cesser de craindre l’expression de désaccords et apprendre à se contredire avec bienveillance. Il faut cesser de tout prendre sur soi. Il faut se faire confiance. Ou bien on finira par lire sur les murs : « Drouet démission ».
Bien amicalement,
Des gilets jaunes toujours pas fatigués
lundiam