Rencontre avec les Pinçon-Charlot
Après deux mois d’une mobilisation inédite et de confrontations spectaculaires, les gilets jaunes se sont définitivement imposés comme un phénomène politique de première magnitude. Leur ennemi est désigné, nommé : Emmanuel Macron, le Président des riches.
Le duo a encore frappé. La crise des gilets jaunes n’est même pas retombée que les Pinçon-Charlot, les deux sociologues de la grande bourgeoisie, font paraître un livre au titre explicite : Le Président des ultra-riches. Un travail éprouvant, fait dans un temps record, comme nous le confie une Monique chaleureuse mais cernée. « Mais il fallait le faire ». Malgré la retraite (dix ans déjà!), malgré les envies de Michel de profiter du jardin, les deux septuagénaires continuent inlassablement, « comme deux moines bénédictins », à pourfendre l’élite et les « nantis » qu’ils auscultent et côtoient depuis les années 80. La crise des gilets jaunes, cette revanche des derniers de cordées contre le « Méprisant de la République », apparaît comme une validation de leur sociologie en actes. Une réponse à leurs aspirations révolutionnaires « qu’ils n’attendaient plus ».
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Dans votre dernier livre, vous évoquez le mépris de classe de la part du « méprisant de la République ». À quelle classe appartient Emmanuel Macron ? Quelle classe défend-il ?
Michel : Emmanuel Macron est issu d’une famille de la bourgeoisie d’Amiens. Il est scolarisé chez les jésuites au lycée privé de La Providence où il rencontre sa future épouse, Brigitte Trogneux, qui était professeur de lettres et dont les parents possédaient une chocolaterie. Les classes préparatoires au lycée Henri-IV à Paris puis l’ENA parachèvent un parcours sans faute qui va ouvrir à ce jeune homme, né en 1977, les portes de la politique sous Nicolas Sarkozy, puis celle de la finance à la banque Rothschild en 2008 jusqu’à l’élection présidentielle de François Hollande où il contribue à la préparation du programme économique. Ce qui lui vaudra le poste de secrétaire général adjoint de l’Élysée, puis celui de ministre de l’Économie qui lui servira alors de tremplin à l’Élysée.
Ces allers-retours entre le public et le privé permettront à Emmanuel Macron de se constituer un portefeuille de relations avec les puissances d’argent et le monde politique qui le porteront au sommet de l’État tout en faisant croire, dans une imposture incroyable, qu’il était un candidat « hors système ».
Parlons-en de cette imposture : c’est un personnage que l’on peut trouver très balzacien, type Rastignac. Dans le langage moderne, on dirait que c’est un insider. Il a pourtant été pendant un an présenté dans la sphère publique par les médias comme le candidat du nouveau monde. Comment en est-on arrivé là ?
Monique : On a assisté en effet à l’une des opérations de construction de notoriété les plus fulgurantes de l’histoire politique française. Sans l’appui des 10 milliardaires qui contrôlent près de 90 % des quotidiens nationaux, il aurait été impossible de propager de façon aussi accélérée l’axe stratégique de la communication macronienne : que tout change pour que rien ne change !
Paris Match, l’hebdomadaire d’Arnaud Lagardère, nous a saturé des images de ce couple à vélo au Touquet, ou s’embrassant entre deux dunes battues par le vent du large. De nombreux autres magazines ont fait leur couverture avec des clichés d’un amour sans faille sur papier glacé. Les photographies ayant trait à la vie privée du couple ont été confiées en exclusivité à la société Bestimage pour éviter tout dérapage et assurer de belles images d’un couple glamour.
Des médias publics ont également été fascinés par cette construction. Peut-être y a-t-il quelque chose de l’ordre non pas de la connivence directe de classe ou d’argent avec les médias, mais plus d’une maladie de la médiation elle-même ?
Monique : Vous avez peut-être raison, mais les médias publics ne sont pas aussi libres que cela puisqu’ils dépendent des nominations politiques qui aboutissent à ce que rien ne ressemble plus à un journal de 20 heures de TF1 qu’un journal de 20 heures de France 2 !
Vous estimez que la suppression de l’ISF représente un manque à gagner de 4,6 milliards d’euros par an pour l’État. On entend souvent dans les médias que l’ISF coûtait plus cher que ce qu’il rapportait. Qu’en pensez-vous ?
Monique : Malgré ces angles morts, l’ISF n’était pas aussi insignifiant budgétairement que cela. Il a ainsi rapporté près de 5,6 milliards d’euros en 2017 [4,2 milliards effectifs dans les caisses de l’État après plafonnement, ndlr]. S’il n’y avait pas eu les niches fiscales permettant de déduire par exemple les dons aux associations caritatives, il aurait été beaucoup plus élevé. D’ailleurs, dès la première année, la philanthropie des grands bourgeois a fondu comme neige au soleil. Ce qui est savoureux, et qui confirme que payer moins d’impôts est l’objectif prioritaire des plus riches !
L’ISF a été supprimé pour le mobilier, mais pas l’immobilier. Comment interprétez-vous cela ?
Monique : La suppression des valeurs mobilières (actions obligations…) liées à celle de l’ISF profite aux plus riches dont les patrimoines sont constitués à plus de 90 % de ce capital financier. Emmanuel Macron est allé plus loin en instaurant de surcroît une défiscalisation très importante des revenus du capital, ce qu’il a appelé la « flat tax », un impôt forfaitaire et non plus progressif.
« Le plus mal payé des contribuables paie davantage en impôt sur le revenu (14 %) que le plus riche des actionnaires avec seulement 12,8 % sur les revenus de ses capitaux mobiliers. »
La communication de l’Élysée, relayée massivement par les médias, a procédé à une grossière manipulation des chiffres : cet impôt forfaitaire serait passé de 60 à 30 %, mais sans préciser que ces 30 % comprennent les prélèvements sociaux qui s’élèvent à 17,2 %. L’impôt forfaitaire sur les revenus du capital n’est donc que de 12,8 %. Cela signifie que le plus mal payé des contribuables paie davantage en impôt sur le revenu (14 %) que le plus riche des actionnaires avec seulement 12,8 % sur les revenus de ses capitaux mobiliers. Pour faire passer cette pilule, l’imposture consiste à comptabiliser les prélèvements sociaux pour la fiscalité du capital et pas pour celle des salaires ! Trop fort !
Le CICE doit être transformé et pérennisé en un allégement des charges et des cotisations sociales sur les entreprises. On apprend dans votre livre qu’il y aurait un double chèque : les entreprises vont pouvoir cumuler le mécanisme du CICE avec le futur allégement. Un nouveau cadeau ?
Michel : Le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) a été mis au point par Emmanuel Macron lorsqu’il conseillait François Hollande en 2013, afin d’augmenter les profits des sociétés pour les inciter à investir et à créer des emplois. Mais en l’absence de réel contrôle de l’utilisation de cet argent public, les directions d’entreprise font bien ce qu’elles veulent de cet argent, et peuvent donc donner des bonus aux actionnaires plutôt que d’investir dans l’appareil productif.
Ce crédit représente tout de même un coût de près de 100 milliards d’euros pour l’État depuis 2013, soit 20 milliards d’euros en moyenne chaque année. À partir du 1er janvier 2019, le CICE a été converti en baisse pérenne des cotisations sociales patronales. Devant le mouvement social des « gilets jaunes », le gouvernement a reculé au mois d’octobre 2019 le double chèque que vous mentionnez.
Vous parlez de « guerre » des classes, le mot est fort. Certes, on peut dire qu’il y a des classes, mais peut-on pour autant parler d’une société de classes en France ?
Monique : Plus que jamais. Au point que nous n’employons plus tellement le terme de « lutte » des classes, mais effectivement celui d’une guerre que les détenteurs des titres de propriété – que ce soient des entreprises, des terres agricoles ou des médias – mènent contre ceux qui n’ont que leur force de travail, manuelle ou intellectuelle. Nous parlons d’une oligarchie pour désigner une concentration des pouvoirs, y compris la politique, et des richesses entre quelques mains.
Quand on examine la carte publiée par Le Monde diplomatique sur les manifestations, on constate une rupture dans la pratique. Est-ce une intuition populaire qu’il fallait faire comme ça, alors que le tracé des manifestations classiques tend à contourner les lieux de pouvoirs ?
Michel : En effet, nous avons été frappés par le choix, dès le début des luttes du mouvement des « gilets jaunes », de manifester leur colère au plus près des lieux du pouvoir, en contraste avec les manifestations des syndicats ou des partis politiques institués qui défilent en général massivement dans les quartiers populaires de l’est de Paris.
Or cela nous a toujours paru très important que les colères se donnent à entendre et à voir aux grands bourgeois des beaux quartiers. La violence symbolique doit certainement jouer dans le choix des parcours République-Nation, car nous avions participé à une manifestation devant l’ambassade du Luxembourg dans le 7e arrondissement au moment de la sortie des « LuxLeaks » et nous avions pu remarquer à la fois le faible nombre de manifestants et une certaine forme de timidité sociale, ou de révolte sourde contre la violence de classe qui se donnait à voir par ces grands appartements illuminés et la vie dorée que l’on pouvait facilement imaginer depuis les belles avenues.
Nous notons également que la visibilité assumée des « gilets jaunes » est liée à leur jaune fluorescent, et à la casse, en réponse à la violence de classe qu’ils subissent chaque jour davantage, contre les symboles du capitalisme financiarisé et mondialisé en s’en prenant aux banques et plus généralement aux symboles du pouvoir. Les « gilets jaunes » que nous avons rencontrés nous ont paru manifester une conscience de classe, une colère de classe très déterminée. D’ailleurs tous les graffitis inscrits le long des parcours de leurs manifestations en attestent.
Vous aviez récemment parlé d’un renversement de la violence symbolique. Pour la première fois, « les riches ont tremblé » ?
Monique : Oui certainement ! Nous avons entendu de l’inquiétude et de la colère face à la violence contre les banques. « Tu as vu, ils s’en sont même pris à notre Société générale ! », comme l’a dit une femme à son mari, rue de Grenelle, le dimanche matin après le passage des « gilets jaunes ». La violence des graffitis contre les symboles du capitalisme mais aussi contre Emmanuel Macron personnellement font trembler dans les beaux quartiers. Les puissants et les nantis savent très bien que leurs richesses et leurs pouvoirs sont arbitraires et qu’il suffirait d’abolir le fait que la propriété des moyens de production donne le droit d’exploiter les travailleurs pour que leurs fortunes s’écroulent.
Qu’avez-vous pensé du débat sur les institutions qui a émergé grâce aux « gilets jaunes », de la volonté qu’ils ont de mettre en place un référendum d’initiative citoyenne (RIC) et, plus largement, de leurs attaques contre les institutions ?
Michel : La première colère des « gilets jaunes » est liée à leur pouvoir d’achat qui ne cesse de se dégrader. Mais avec l’université populaire que représentent désormais tous les ronds-points de France, et avec les violences policières totalement disproportionnées, les « gilets jaunes » ont pris conscience qu’ils n’étaient pas dans une démocratie mais dans une dictature. Ils le répètent sans cesse dans les manifestations et leurs revendications intègrent désormais les institutions qui les privent de toute participation à la politique, notre bien commun à tous.
Beaucoup nous ont dit être des abstentionnistes mais qui évidemment voteraient blanc si les votes blancs étaient comptabilisés dans les suffrages exprimés. Nous serions deux citoyens sociologues très heureux le jour où le vote obligatoire et le vote blanc seront adoptés par l’Assemblée nationale car cela éclairerait au grand jour l’illégitimité de la plupart des élus qui font carrière en politique, volant ainsi à vie la parole du peuple !
On voit également émerger une volonté de contrôler les élus. Que pensez-vous de la possibilité d’instaurer des référendums révocatoires ?
Monique : Je reconnais avoir des difficultés à la traduction de ma colère sociologique dans le domaine politique. Mais je pense que le contrôle des élus est absolument indispensable pour redonner ses lettres de noblesse à la politique. C’est pourquoi les discussions des « gilets jaunes » sur les ronds-points et lors des grandes manifestations du samedi sont pour nous les vrais lieux de la discussion politique.
Le grand débat d’Emmanuel Macron a été mis en place pour calmer le jeu et diviser le mouvement. De plus, c’est un débat cadré et encadré par l’exécutif qui a indiqué qu’il n’était pas question de revenir sur les mesures (c’est-à-dire tous les cadeaux fiscaux faits aux plus riches) prises depuis son accession à l’Élysée ni d’amender celles à venir concernant les privatisations, l’assurance-chômage et les retraites ! Mais on peut faire l’hypothèse que ce grand débat national peut se retourner contre Emmanuel Macron en donnant à voir les stratégies de manipulation des oligarques pour asservir chaque jour davantage le peuple de France.
L’année qui s’ouvre est chargée. Il y aura bientôt les élections européennes, la réforme constitutionnelle, celle des retraites, mais aussi celle sur la santé, sur l’assurance-chômage… C’est de la dynamite !
Michel : En effet ! Quand je pense que nous sommes partis à la retraite il y a onze ans et que je n’aspire qu’à lire et m’occuper de notre jardin ! Mais hélas, chaque jour notre sociologie est tellement en phase avec la violence des riches que c’est plus fort que nous, nous continuons notre travail comme deux moines bénédictins.
Monique : Aujourd’hui, tous les dominos sont penchés dans le sens des intérêts de l’oligarchie. Mais, du jour au lendemain, ils peuvent se retourner dans l’autre sens, et ce, à l’échelle d’une planète totalement financiarisée et marchandisée. Est-ce que les populations du monde vont se laisser anéantir ? Toutes les inégalités sont en train de s’interconnecter avec le dérèglement climatique. Les « gilets jaunes » s’inscrivent dans ce mouvement-là.
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