Hier matin, dans la boîte à lettres, une carte postale avec une splendide photo représentant une famille de kangourous batifolant dans le bush entourant Ayers Rock en Australie.
Elle a été postée à Alice Spring il y a une dizaine de jours. Au dos, ces quelques mots : « Avec toute notre tendresse et nos amitiés. Les enfants vont bien et t’embrassent » signé Zoé.
Un rapide regard à gauche, puis à droite, très vite je glisse la carte dans une poche intérieure de ma veste, enfonce ma casquette jusqu’aux yeux et referme la boîte. Je rentre vite chez moi, referme la porte à double tour et tire les rideaux. Je sors la carte de ma poche et je souris. Je suis doublement content, content de moi d’abord et content pour eux ensuite.
Zoé et les enfants sont en lieu sûr et les limiers du Muséum National d’Histoire Naturelle ne sont pas prêts de leur mettre la main dessus. Ma carte postale à la main, je cherche un endroit pour la mettre à l’abri d’une perquisition éventuelle. Là où je choisis de la cacher, ils ne la trouveront jamais. Jugez-en plutôt. Et puis non, qui me dit que vous êtes fiables, que pour quelques billets ou simplement par pure vantardise vous n’irez pas vendre la mèche ?
Zoé est l’écureuille grise dont je vous entretenais tantôt, celle qui est venue se promener sur ma terrasse un matin. Nous avons sympathisé, vous avais-je confié. Nous ne nous étions pas encore adressé la parole, avais-je regretté. Cela n’a pas tardé, de la sympathie partagée nous sommes passés à une amitié authentique pour finir par nous retrouver de plus en plus régulièrement. Parfois le matin, au petit déjeuner. Je veillais toujours à ce que Zoé reparte les bajoues gonflées de noisettes ou de graines pour la petite famille. Ses écureuillons sont si petits, si fragiles mais si gourmands et voraces avec cela. Zoé ne peut pas vraiment compter sur leur géniteur trop occupé à courir le guilledou et à traquer la gueuse quand il ne joue pas au poker menteur la moitié de la nuit.
Souvent le soir, quand les enfants étaient couchés et sous la garde d’une vieille chouette, Zoé faisait un saut. Ne secouez pas la tête. Toutes les chouettes, tous les hiboux ne sont pas des monstres assoiffés de sang d’écureuillons. J’ai l’impression parfois que vous êtes tout de préjugés faits. La voisine de nid de Zoé était une chouette effraie tout à fait respectable et d’agréable compagnie. Comme mon chat, qui ne ferait pas de mal à une mouche et moi-même sur qui il a déteint.
Zoé aimait venir me parler et parfois m’écouter. Moi, c’est surtout le second volet de ces instants qui m’intéressait : j’aimais qu’elle m’écoutât. Elle était plus patiente avec moi que mon chat qui n’hésite pas à me faire comprendre que j’aurais tendance certaine à radoter et qu’il me trouve un peu mono-maniaque par moment. Qui d’autre nous connaît le mieux que ceux qui sont nos plus proches. De qui d’autre acceptons nous le plus facilement qu’on nous dise notre fait sinon d’un être cher. Pour clore le sujet, je vous dirai simplement que ma grand-mère Lina disait souvent que la vérité sortait de la bouche des chats et que les chouettes effraie opinent généralement du chef à cette occasion. Comme quoi, il est toujours intéressant d’être bien accompagné et surtout bien entouré. Du coin de l’oeil j’observe mon chat qui fait mine de ne pas écouter. Ce n’est pas à moi qu’il la fera, non seulement il écoute en toute circonstance même derrière la porte parfois mais il entend très bien. Là, il rosit de plaisir et je lis la satisfaction et sa confusion dans ses mimiques.
Avec Zoé nous aimons évoquer. Des souvenirs anciens, et nous les partageons. Avant ce n’était pas mieux, les écureuils couraient déjà le guilledou et ne fichaient pas une rame au nid. Glands, noisettes et baies étaient peut-être plus abondantes mais avec le GPS tout le monde retrouve ce qu’il a enterré ou dissimulé dans la précipitation. Chouettes, hiboux, martres des pins et renards sont plus civilisés et se contentent de mulots et de campagnols. Même les chats de gouttière ne passent plus leur temps à faire des paris stupides sur qui sera le premier à attraper un écureuil, Ron-Ron et Whisky-glace leur suffisent désormais amplement.
C’est l’époque et l’air du temps qui préoccupent le plus Zoé. Quand je lui avais fait part de la volonté du Muséum Nationale d’Histoire Naturelle d’effectuer un recensement précis des écureuils de France en distinguant formellement le roux du gris, j’ai vu une lueur d’inquiétude dans son regard. Quand je lui ai dit qu’il était nécessaire de préciser le lieu d’habitation, la date et l’heure auxquelles nous les avons vus la dernière fois, Zoé qui jusque-là était simplement assise sur mon canapé, s’est littéralement enfoncée dans ce même canapé. Elle avait raison. Pourquoi des informations aussi précises?
Quand je me suis rapproché du Muséum, en déguisant ma voix et en appelant de la dernière cabine téléphonique du département pour me renseigner, la standardiste m’a demandé de patienter, elle allait me mettre en relation avec un haut responsable. Quand je l’eus au téléphone, j’avais l’impression de le connaître en tout cas sa voix m’était familière, mais impossible de le…remettre. Il m’a rassuré en m’assurant que les demandes de localisation d’écureuils ne concernaient pas tous les écureuils. Les gris seulement étaient concernés mais qu’il était primordial que le signalement prenne en compte tous les membres de la famille, écureuillons compris. Face à mon insistance, il me fit comprendre qu’il était toujours nécessaire à ses services de procéder à quelques vérifications car après tout je pouvais m’être trompé et avoir confondu. Il faut une certaine habitude, une certaine compétence et surtout une vraie conviction pour séparer le bon grain de l’ivraie, le vrai du faux, le roux du gris et les écureuils des écureuilles. Les poètes, les rêveurs et les naïfs peuvent se tromper ou être trompés et abusés.
Je l’écoutais avec attention quand soudain, un peu comme par désenchantement, j’identifiai enfin sa voix. C’était la même que celle de l’individu qui nous vante les mérites du nouvel aspirateur Dyson à la télévision. Rassurante, caressante, séduisante, sécurisante, toute de convictions et d’évidences faite. Une voix qui fait naître l’envie de faire plaisir, de rendre service, de coopérer pour les plus dociles et de collaborer pour les plus motivés. Une voix qui persuade et qui n’appelle aucune résistance.
Le doute avait percolé et s’était instillé en moi. J’ai pensé à Martine Aubry et à sa grand-mère qui disait « quand il y a un loup, il y a du flou ». Encore faut-il que le loup sorte du bois, ce qu’il ne fait que parfois. J’ai quitté précipitamment la cabine téléphonique non sans avoir soigneusement effacé toutes mes empreintes tant sur le combiné que sur la poignée de la porte. J’avais pris l’habitude depuis un certain temps déjà de toujours regarder de gauche à droite puis de droite à gauche, et pas seulement pour éviter d’être renversé par une trottinette électrique, croyez-moi.
Ma conviction était faite. Il fallait exfiltrer Zoé et sa petite famille au plus tôt quoi qu’il en coûte. Dans les jours qui ont suivi, mon chat et moi avons fait tout ce qu’il fallait dans ce sens. Je sais que nous avons réussi, la carte que j’ai reçue ce matin en atteste. Elle m’a rendu heureux et quand j’en ai fait part à mon complice, il a miaulé de joie. Nous nous sommes embrassés et avons mêlé nos larmes de bonheur puis nous avons dansé la sarabande comme chaque fois que nous ne boudons pas un plaisir partagé.
Hier, au soir, alors qu’il gelait à pierre fendre et que les premiers flocons commençaient à tourbillonner nous nous sommes installés devant un bon feu de bois. Moi dans le vieux fauteuil que m’a légué ma grand-mère Lina, lui sur mes genoux. Soudain mon chat me regarda droit dans les yeux et me dit : « Je suis fier de toi et en 1943 c’est avec toi que j’aurais aimé passer mes soirées ». Il se dressa alors sur ses pattes arrière, posa ses pattes avant sur mon épaule et frotta son museau contre mon menton puis il se lova tout contre moi et avant de se mettre à ronronner, je l’entendis murmurer : « Elle était chouette notre Zoé, elle me manque ».
Je compris à cet instant que mon chat aimait d’amour tendre un écureuil gris et que la donne était en train de changer.
FK