Dégraissez le PIB pour sauver le climat ! 1/4

Puisqu’aujourd’hui, arrivé au bord du précipice climatique tout le monde, même milliardaires (sauf Trump) et leurs premiers de cordée, se déclare volontaire pour sauver la planète, qu’il nous soit permis d’émettre une proposition dans ce sens : sabrez le PIB pour sauver le climat. 

Paragraphes 1 et 2

Plan

  1. The « Stern Review » ou l’orthodoxie sortie de l’ornière
  2. « Donnez pour sauver le PIB ! »
  3. L’Orfraie, William Nordhaus
  4. William Nordhaus with Milton Friedman…
  5. « America First », un budget guerre éloquent
  6. Nicholas Georgescu-Roegen, un économiste hétérodoxe
  7. Le PIB du désastre
  8. Un message subliminal du GIEC

 

The « Stern Review » ou l’orthodoxie sortie de l’ornière

Une fois n’est pas coutume, c’est un économiste qui nous met sur la voie, même si sa mise en perspective s’opère à l’insu de son plein gré. La sortie de rang d’un éminent professeur fut en 2006 suffisamment remarquable pour qu’elle soit au moins reconnue comme une réelle prouesse intellectuelle.

Nicholas Stern est un économiste britannique hautement galonné, d’envergure internationale avec le titre respectable de Professeur à la London School of Economics -« LES » pour les initiés. Ancien employé de la Banque mondiale et tout juste anobli par sa très gracieuse majesté la reine d’Angleterre, rien ne laissait prévoir qu’en 2006  il puisse se faire remarquer en traitant le sujet brûlant du moment.

On ignore pourquoi, en cette année, le gouvernement ultraréactionnaire et néolibéral de Tony Blair eut l’idée de lui commander une dissertation difficile sur le thème du PIB et du réchauffement climatique. Il est vrai qu’en cette décennie 2000, la chronique était climatique, animée par les négociations au finish pour l’entrée en vigueur du Protocole de Kyoto. Mais elle l’était tout aussi bien par la furie des gaz de schiste aux Etats-Unis ; en Europe, l’Angleterre affairiste à l’odeur alléchée s’apprêtait, elle aussi, à dérouler le tapis rouge devant les compagnies pétrolières et, si nécessaire, à donner de la matraque sur les populations potentiellement impactées par le « fracking » ou fracturation hydraulique.

Chassé-croisé au pays d’Adam Smith, alors que Tony Blair avait converti le Labour Party au thatchérisme, son illustre conseiller économique Nicholas Stern décida, on ne sait pas pourquoi, de convertir les économistes à l’écologie ou du moins à la climatologie. Le chargé d’étude s’acquitta de sa tâche avec brio et fit sensation. Il sorti de l’ombre et devint célèbre avec un énorme rapport de près de 700 pages : The « Stern Review on the Economics of Climate Change »

De son côté, le gouvernement britannique qui, a priori, ne prenait aucun risque en confiant cette étude à l’ex-vice-président de la Banque mondiale se retrouva dépositaire d’un rapport explosif arrivé au plus mauvais moment de l’histoire de la pétromonarchie avec le tarissement des puits de Mer du Nord et l’Eldorado des gaz de schiste annoncé par les agences étasuniennes de l’énergie AIE-EIA. Contre mauvaise fortune, il fit bonne figure et assuma sans sourciller la livraison.

Ainsi, pour la première fois dans l’histoire de la spécialité, un économiste orthodoxe réputé, Lord Stern, transgressait dans un rapport officiel au gouvernement britannique les dogmes de l’économie et de l’idéologie libérale. La croissance du PIB pouvait être affectée par les dégradations rapides de la planète et la main invisible ne pourrait rien faire pour sauver la situation. Hérésie mortelle, une action concertée des Etats à l’échelle de la planète s’imposait. Un comble au pays d’Adam Smith.

Le rapport fit l’effet d’une bombe dans le microcosme des économistes et bien évidemment les rares personnes gardiennes du temple et des dogmes qui firent l’effort de lire l’énorme pavé traîtreusement lancé par un Lord dans la marre des sciences économiques s’empressèrent de crier à l’imposture méthodologique, choisie à dessein pour noircir le tableau. Pourtant, Nicholas  Stern dans sa savante démarche comptable restait dans les clous de l’orthodoxie. Il était donc irréprochable et même méritoire en tant qu’économiste puisqu’en définitive il sortait sa spécialité de l’ornière obscurantiste où elle s’enfonçait depuis le triomphe du néolibéralisme. Et, cerise sur le gâteau, son rapport sauvait la face des « sciences économiques » qui, en cette décennie 2000, ne pouvaient plus faire l’impasse sur la menace du dérèglement climatique sans se décrédibiliser à jamais. En cette première année d’entrée en vigueur du Protocole de Kyoto, les (vrais) scientifiques des sciences de la Terre étaient au plus haut point préoccupés par l’état de la planète et de l’atmosphère ; comment les économistes pouvaient-ils encore prétendre à un statut de science à part entière en continuant à ignorer la triste réalité du monde ? Après la déchéance des scientifiques climato-sceptiques, démasqués à la solde des pétroliers, les économistes n’avaient pas d’autre choix que de se remettre à la page.

Ainsi, avec le « Stern Review » et les cris d’orfraie sur sa méthodologie, les économistes faisaient en 2006 leur aggiornamento dans l’ère du dérèglement climatique.

Une précision s’impose cependant pour comprendre les hurlements féroces des ultra-orthodoxes : ce qui est resté célèbre sous le nom de « Rapport Stern » est en fait une étude collégiale pluridisciplinaire associant un noyau d’une vingtaine d’experts, climatologues et économistes avec, en sous-traitance ponctuelle ciblée, l’intervention d’autres experts extérieurs au cabinet Stern (1).

Face à autant de sommités savantes réunies en un seul cabinet avec un étalage transversal de science climato-économique  il ne nous reste plus qu’à nous incliner, à faire profil bas et passer en silence notre chemin… sauf bien sûr à inscrire notre analyse dans un tout autre paradigme.

 

« Donnez pour sauver le PIB ! »

Bien évidemment le Rapport Stern est illisible pour le commun des mortels puisqu’il mêle aux concepts physiques de la climatologie les élucubrations idéologiques mathématisées des économistes. Sans bagage économique de haut niveau universitaire, il est impossible de suivre la mise en perspective du risque climatique sur l’économie et de comprendre la volée de critiques qu’il a subie. Si l’on aime les lectures difficiles sans pour autant disposer de beaucoup de temps libre, mieux vaut se contenter de lire directement un rapport du GIEC ou son résumé aux décideurs politiques qui se construit sur des données physiques tangibles apprises en école primaire et secondaire.

A notre humble niveau de simple mortel, que dit en substance le Rapport de Lord Stern ? Pas grand-chose de très transcendant : pour se sauver et assurer sa croissance, le PIB doit faire l’aumône à la planète et lui consacrer une part de quelques pourcentages par an. S’il continue à croire en sa bonne étoile et à vouloir croître en faisant la sourde oreille aux alertes des savants, il risque de subir des pertes encore plus grandes et au final de dégringoler dangereusement. L’idée même que le PIB puisse être égratigné et cesser de croître était effectivement hétérodoxe et a pu être vécu comme une haute trahison dans le microcosme de la science économique. « Donnez pour sauver le PIB ! », tel était le message sacrilège du rapport Stern face à la doxa néolibérale dominante ; la main invisible était mise au rancart, d’où les étranglements de rage ultraorthodoxe d’outre-Atlantique…

Plus sérieusement pour se remettre à la page des années 2000 avec un zeste de lutte des classes environnementaliste du temps, le message de Lord Stern prendrait une coloration plus crue et conflictuelle : pour que les riches puissent continuer à détruire la planète afin de  s’enrichir en proportion, il devient nécessaire de le faire de manière concertée et intelligente, et sans trop se fier à la dextérité philanthropique de la main invisible… Bref assurer la casse  inévitable et le service après-vente du désastre en y consacrant une part du PIB mondial.

Bien évidemment, les écologistes n’avaient pas eu besoin d’attendre les efforts mathématiques d’un économiste orthodoxe chiffrant les conséquences du réchauffement climatique sur le PIB pour être mis sur la voie. Pour donner une idée du retard culturel des économistes par rapport au niveau de conscience de la situation en 2006, on peut citer le titre du livre d’un journaliste écologiste, Hervé Kempf, tiré de la littérature du temps : « Comment les riches détruisent la planète (2) ? », il révèle à la fois l’envers réel du PIB et l’origine de classe du problème environnemental.

Si le travail de Sir Nicolas Stern fut une tentative pour  inciter les Etats à l’action,  il ne disait pas ce qu’il fallait faire en dehors d’investir une part minime du PIB dans la lutte contre le dérèglement climatique pour sauver la croissance de ce même PIB. C’est en cela que Nicolas Stern reste un économiste orthodoxe malgré les cris outrés de certains de ses collègues.

Mais aujourd’hui, une douzaine d’années après et à la veille de 2020, tout ce bruitage académique d’experts économiques paraît bien désuet. Beaucoup d’eau toxique du PIB a coulé sous les ponts et le rapport Stern est obsolète. Avec la critique qu’il a suscitée, il est désormais à ranger dans le registre des « querelles byzantines ». En 2009, le protocole de Kyoto tombait à l’eau avec le fiasco de Copenhague, même si les COP continuent encore leur manège en moulins à prière. Après la brève parenthèse de la crise financière, les émissions de gaz à effet de serre avaient repris leur envol. Et, en 2017, la température moyenne de la Terre affichait 1°C de plus au compteur. Désormais depuis 2015, chaque année pulvérise le record de chaleur de celle qui la précède… Le marché carbone a vite été perverti au profit des entreprises les plus polluantes. Les technologies du « carbone propre » de captage stockage du CO2 (CSC) se sont rapidement révélées des « usines à gaz » pour ne pas dire de vastes fumisteries scientifiques. Et les Etats, acteurs essentiels du dispositif Stern, mobilisent toujours plus d’argent dans des « subventions à la pollution » ou leur industrie de l’armement. De toute évidence, la lutte contre le changement climatique apparaît comme le cadet de leurs soucis (3)… La main invisible n’avait pas lâché prise et plus que jamais elle gardait la haute main sur les rênes de l’économie.

Et, en coup de grâce local pour le rapport Stern, on découvre que derrière les festivités très médiatiques du Brexit, la furie foreuse du gaz de schiste fait rage aujourd’hui encore en Angleterre. Momentanément mise en sourdine à la suite de séismes ayant mis en émoi le Royaume en 2011, le gouvernement britannique décidait en automne 2018 de reprendre ses courbettes au fracking et intensifiait sa répression féroce contre la population. Depuis, des écologistes croupissent en prison pour avoir voulu s’opposer à la relance du désastre… Hasard de calendrier ou cynisme de la City, c’était au même moment où le GIEC publiait son rapport spécial sur l’intérêt de limité l’élévation de la température à moins de 1,5°C.  Décidément, l’histoire du capitalisme piétine dans le crime climatique. Si dans l’espace médiatique de la politique politicienne, les « policymaker » au service de la City s’étripent sur le Brexit, il faut encore une fois constater que la main invisible veille à ce que tous soient d’accord pour rester dans le fossile…

Fin de la 1ère partie

[…]

 

Février 2019

Jean-Marc Sérékian, auteur de :

« Capitalisme fossile, de la farce des COP à l’ingénierie du climat »

Ed. Utopia 2019 (à paraître en mai)

(1) Godard Olivier, « Le Rapport Stern sur l’économie du changement climatique était-il une manipulation grossière de la méthodologie économique ? », Revue d’économie politique, 2007/4 Vol. 117, p. 475-506.

(2) Hervé Kempf, « Comment les riches détruisent la planète? » Ed. Seuil 2007

(3) Jean-Marc Sérékian, « Capitalisme fossile » Ed. Utopia 2019 (à paraître)

http://www.editions-utopia.org/

[…]