Paragraphes 5 et 6
Plan
- The « Stern Review » ou l’orthodoxie sortie de l’ornière
- « Donnez pour sauver le PIB ! »
- L’Orfraie, William Nordhaus
- William Nordhaus with Milton Friedman…
- « America First », un budget guerre éloquent
- Nicholas Georgescu-Roegen, un économiste hétérodoxe
- Le PIB du désastre
- Un message subliminal du GIEC
[…]
« America First », un budget guerre éloquent
Cependant, pour clore le rôle des économistes, il nous faut avoir une vision globale de la contre-attaque de l’empire et inscrire les deux prix Nobel dans le contexte national à la suite de la sortie des Etats-Unis de l’Accord de Paris.
Si les économistes chevronnés couvert de lauriers constituent une phalange de premier plan dans l’éducation de la jeunesse dorée étasunienne, ils ne sauraient suffire à eux seuls à couvrir la multiplicité des tâches. Il faut les intégrer dans le dispositif général où d’autres leviers d’action ne sont pas à négliger. Et ils furent effectivement mis en œuvre rapidement et en fanfare juste après la sortie de l’Accord de Paris.
Inutile d’entreprendre des recherches approfondies, l’intitulé du projet de budget de l’administration Trump parle de lui-même : « America First, A Budget Blueprint to Make America Great Again» (10). Et son contenu est encore plus éloquent. La part belle est faite au budget militaire. Déjà pléthorique, il croît encore dans des proportions indécentes au détriment de la plupart des autres lignes budgétaires. L’Amérique est encore une fois sur le pied de guerre contre un ennemi intérieur. Si l’on ne se laisse pas impressionner par le record de 700 milliards alloués au seul Pentagone pour ses guerres extérieures, c’est dans les restrictions budgétaires des autres secteurs que l’on devine quel est l’ennemi visé. Récapitulons sur un temps long. Ils n’y a plus d’Indiens à combattre aux Etats-Unis depuis la fin du 19e siècle. Etape suivante, si le maccartisme a éradiqué le communisme dans les années 1950-1960 et si, comme on le découvre, les économistes se sont chargé d’épurer les universités des écologistes dans les années1970-1980, que reste-t-il comme menace intérieure potentielle ? Les scientifiques ! Même si ces derniers ne constituent pas une menace sérieuse pour le capitalisme, ils finissent par devenir agaçants à sans cesse alerter sur l’état de délabrement de la planète… Dans une optique de guerre économique totale qui est celle des Etats-Unis depuis le virage néolibéral des années 1980, ces messages démoralisants émergeants des universités constituent un travail de sape confinant au défaitisme. Les savants n’en sont peut-être pas conscients. Alors, pour l’administration se pose la question de comment régler leur sort pour redonner le moral aux troupes. En clair, comment faire taire les savants pour pouvoir polluer en paix ? L’intitulé du projet de budget 2018 n’est pas purement rhétorique, il oriente sur son contenu. Wall Street veut continuer le nettoyage et réclame uniquement de bons savants « to Make America Great Again ». Encore une fois, la main invisible s’accorde quelques accros à ses principes et ne fait pas la fine bouche quand un petit coup de pouce de son Etat providence vient lui prêter main fort dans ses basses besognes.
Rien de bien nouveau, la méthode est éprouvée depuis longtemps. Ce qui se passe discrètement et régulièrement à l’échelle individuelle peut très bien être généralisé à l’échelle d’une ou de plusieurs spécialités. Lorsqu’un scientifique récalcitrant dérange et s’obstine dans des messages alarmistes ou compromettants pour l’establishment, on lui sucre son budget, voire on lui fait purement et simplement disparaître son unité de recherche…
Aux manettes, le pensionnaire de la Maison Blanche, élu des milieux d’affaires, a le pouvoir d’opérer un tri sélectif des scientifiques pour réduire au silence ceux qu’il juge « muckrakers », et on l’imagine bien appliquer cette vieille recette avec délectation : trancher dans les budgets des secteurs à problème pour les réduire à la portion congrue. Il faut remarquer cependant qu’en 2017, la tâche de Trump ne fut pas des plus faciles puisque déjà et depuis longtemps les budgets fédéraux pour l’environnement et les sciences de la Terre ne pesaient plus très lourd.
Une brève parenthèse historique s’impose ici pour retrouver l’esprit du capitalisme et le piétinement dans le crime de l’Amérique de toujours. Vers la fin du 19e siècle, les progrès fulgurants des sciences et techniques qui furent nommés par la suite « seconde révolution industrielle » avaient donné des pouvoirs exorbitants à une classe de capitalistes devenus en peu de temps une aristocratie d’Erostrate tout-puissants et au-dessus des lois. Il s’en suivit une période de grande corruption de la classe politique, de brutale violence socio-économique sur les masses laborieuses et d’intense délinquance environnementale. C’était le temps terrifiant des « Barons voleurs » (« robber barons »). A l’époque, la Presse n’était pas en totalité sous contrôle des milieux d’affaires et une catégorie de journalisme d’investigation très populaire se faisait un devoir de révéler toutes les horreurs et aberrations de l’envers du décor de ce moment d’intense et vertigineuse croissance économique. Theodore Roosevelt (1858-1919) qui fut Président des Etats-Unis (1901-1909) à cette période de forte criminalité sociale et environnementale, donna à ces journalistes dérangeants le surnom de « muckrakers », « fouilles merde » (11). Ils posaient vraiment problème à révéler les basses œuvres et les coups bas de la main invisible. Bien sûr, de leur côté tous les Barons voleurs pris la main dans le sac et en flagrant délit de crime de tous types par les « muckrakers » s’assuraient à peu de de frais une grandeur d’âme en finançant toute sorte d’universités ou d’institutions caritatives (12).
Ainsi rien de nouveau sous le ciel obscurci des énergies fossiles… Les transnationales ont remplacé les Baron voleurs, et les Etats providences de la guerre et de la finance sont de mèche avec la main invisible.
Pour résumer dans sa globalité la contre-attaque de l’empire, signalée de Suède par le choix suspect des lauréats, on a d’un côté le nerf de la guerre avec des centaines de milliards pour Pentagone et les sciences militaro-industriels associés à des prix Nobel d’économie pour les prédicateurs universitaires qui œuvrent auprès de la jeunesse à la grandeur de l’Amérique, et, de l’autre côté, se sont des coupes budgétaires sévères pour les sciences de la Terre qui, il est vrai, empoisonnent l’atmosphère des milieux d’affaires.
L’histoire du développement du capitalisme glorifié par les économistes se répète et se révèle à nouveau dans sa délinquance environnementale, mais cette fois-ci le pandémonium des Barons voleurs s’est généralisé à l’échelle de la planète. Et celle des Etats-Unis qui lui sert de modèle depuis un siècle s’obstine dans le crime depuis l’ère des énergies fossiles.
Il est donc grand temps de s’aérer l’esprit en changeant de paradigme. Sortons de l’économisme universitaire car au grand air dans le monde réel, ce qui pose problème est quelque peu plus complexe qu’une comptabilité savante des émissions de CO2. On peut d’emblée rappeler que ce ne sont pas seulement les milliards de machines qui brûlent des énergies fossiles et larguent leurs gigatonnes de GES dans l’atmosphère pour gonfler le PIB, mais c’est aussi et surtout ce qu’elles font sur la biosphère et pour qui elles le font. Et l’on en connaît très bien les conséquences tout aussi délétères sur la biodiversité et le climat.
L’usage actuel des terres est aussi désastreux pour les deux avec ou sans régulation des émissions de gaz à effet de serre. Faut-il rappeler la bombe à retardement des intrants azotés longtemps célébrée par la « Révolution Verte » (13) ? Non seulement ils sont énormément énergivores à la production, polluant des sols et des eaux à l’utilisation avec des risques sanitaires considérables, mais l’on découvre et mesure aussi que, par leur utilisation massive, ils génèrent une pollution aux particules fines cancérigènes de l’atmosphère et du protoxyde d’azote N2O, gaz à effet de serre et aussi destructeur de la couche d’ozone stratosphérique… Le tout pour qu’une oligarchie d’investisseurs transnationaux puissent se réjouir d’avoir misé gros dans les secteurs agro-industriels. Comment intégrer tous ces désastres en chaîne dans un modèle économique pour au final réussir à annoncer de bonnes nouvelles aux milieux d’affaire. Mais il est vrai qu’à ce jour on n’a pas trouvé mieux que tous ces gaz toxiques pour gonfler le PIB !
Nicholas Georgescu-Roegen, un économiste hétérodoxe
Changement de paradigme, bien longtemps avant que l’accumulation de gaz à effet de serre ne vienne défrayer la chronique scientifique et menacer le PIB pour sortir les économistes de leur routine idéologique, le rapport Meadow « The limits to growth » avait déjà donné l’alerte en des termes parfaitement compréhensibles. Lui aussi fit grand bruit lors de sa parution au début des années 1970, mais comme il s’attaquait frontalement au dogme de l’économie il fut rapidement enterré puis laminé par la brutale charge néolibérale des années 1980.
Mais pour notre modeste contribution au chevet du climat, nous ferons appel à Nicholas Georgescu-Roegen, un économiste hétérodoxe oublié ou plutôt vite ostracisé par ses collègues, car il avait déjà et radicalement tranché la question du rapport dangereux entre le PIB et le milieu environnant.
Si Nicholas Stern en 2006 a fait collaborer des économistes orthodoxes avec des climatologues, Nicholas Georgescu-Roegen en tant qu’ancien mathématicien devenu économiste eut l’idée hétérodoxe de soumettre dans les années 1970 la science économique triomphante aux critères de la thermodynamique… L’ordalie scientifique fut sans surprise, la science économique ne passa pas le supplice du feu.
A cette époque, le monde était dans une décennie charnière marquée d’un côté par les secousses du 1er choc pétrolier et de l’autre par la critique écologique radicale du système économique dominant. En ces temps de turbulence, il était devenu évident pour beaucoup de monde, y compris des scientifiques comme ceux de l’équipe Meadow au MIT, que ce qui posait problème était justement la croissance du PIB. La fameuse « destruction créatrice » qui, selon le célèbre économiste Joseph Schumpeter, pouvait caractériser l’évolution des sociétés où règne le mode de production capitaliste durant la première moitié du 20e siècle s’était radicalement transformée en son contraire avec une prolifération de « créations destructrices » au cours de la « Great Acceleration » des années 1950. A partir de cette date, les déprédations infligées à la planète prirent un rythme et une ampleur cataclysmiques, comme purent le constater avec effroi les scientifiques. Et, à l’orée du 21e siècle, ils éprouvèrent le besoin de produire le concept d’Anthropocène pour désigner et inscrire dans l’Histoire de la Terre le désastre constaté. A ce point charnière de basculement dans la nouvelle ère, l’Histoire de la Terre cessait à jamais d’être naturelle.
Si les climatologues d’aujourd’hui découvrent après coup et innocemment la menace de l’accumulation de gaz à effet de serre dans l’atmosphère et s’inquiètent avec Stern sur ses conséquences potentielles sur le PIB, dès les années 1960, on connaissait déjà les conséquences désastreuses de la croissance du PIB sur la planète. Ainsi, dans l’ordre chronologique, c’est le PIB et non l’inverse qui doit être ciblé en tant que problème.
Il fallut l’offensive ravageuse du néolibéralisme pour effacer des mémoires la prise de conscience sur l’origine économique des menaces environnementales. En 2001, Pierre Bourdieu en rappelait les caractéristiques techniques dans son opuscule « Contre-feux 2 » : « la vulgate néolibérale, l’orthodoxie économico-politique si universellement imposée et si unanimement admise […] n’est pas issue d’une génération spontanée. Elle est le produit du travail prolongé et constant d’une immense force de travail intellectuel, concentrée et organisée dans de véritables entreprises de production, de diffusion et d’intervention (14) ». En clair, l’argent fut le nerf de la guerre et permit à grande échelle, de part et d’autre de l’Atlantique, l’organisation d’un matraquage idéologique systématique.
Dans l’ordre historique des choses, si la dégradation de l’environnement et son évolution fatale vers le réchauffement climatique arrivent au point de ne plus pouvoir être ignorés aujourd’hui par personne, y compris les économistes, c’est justement parce que le capitalisme triomphant, armé de la puissance de feu des énergies fossiles, a pu inscrire dans la science économique le mythe de la croissance perpétuelle. Par la suite le dogme est devenu injonction de la croissance du PIB et a pu s’imposer en vérité universelle pour écraser toute forme d’alerte au nom de l’intérêt général.
Mais déjà, avant l’offensive néolibérale et la menace climatique, on savait avec Nicholas Georgescu-Roegen que la prise en compte du second principe de la thermodynamique transforme le processus économique en son contraire : loin de créer ou d’accroître en premier des richesses il accélère à un rythme toujours plus grand les destructions, l’accumulation de déchets et de pollutions, exactement en proportion de sa prétendue efficacité économique. En langage académique posé, cela donne : « ce qui entre dans le processus économique consiste en ressources naturelles de valeur et que ce qui en est rejeté consiste en déchets sans valeur. Or, cette différence qualitative se trouve confirmée, quoique en termes différents, par une branche particulière et même singulière de la physique connue sous le nom de thermodynamique. Du point de vue de la thermodynamique, la matière-énergie absorbée par le processus économique l’est dans un état de basse entropie et elle en sort dans un état de haute entropie (15)».
Tout l’art d’abstraction des économistes consiste à limiter le champ de leur réflexion à ce bref instant « t » de la production-distribution-consommation. Sans surprise, sur cet espace-temps très court et très étroit, la rationalité du processus économique, mortifère à long terme, trouve son origine ou sa justification dans une classe sociale particulière qui accumule du capital nommé abusivement « richesse des nations » et que les économistes mesurent et valorisent par un indice global : le PIB -ou gross domestic product GDP en anglais. Le reste est passé sous silence ou confiné au statut négligeable « d’externalité négative ».
Pour prendre un exemple dans l’actualité brûlante, on a « La Montagne d’Or » en Guyane chère au premier de cordée qui sert de président à la 5e République. Le désastre environnemental est infiniment plus grand que l’or amassé mais les acteurs économiques et la classe politique s’empressent de le minimiser pour au final l’annihiler dans le cadre idéologique de la science économique. De plus, une fois l’exploitation terminée, reste la montagne de déchets et désormais on connaît ce que deviennent à long terme les barrages de rétention des déchets miniers. L’actualité, encore une fois, nous illustre les ravages humains, sanitaires et écosystémiques des ruptures de ces fameux barrages (16). Après un demi-siècle d’activité minière au service du développement économique, la forêt amazonienne est truffée de ce type de barrage ; plusieurs centaines attendent leur heure pour se rompre…
En métropole, d’autres barrages ravagent les paysages détruisent les milieux humides et menace la biodiversité et la santé. Pour l’extension de la maïsiculture intensive massivement irriguée, les autorités multiplient arbitrairement les rétentions d’eau et initient une véritable réaction en chaîne du désastre. Lorsque l’on sait que le maïs consomme des quantités énormes d’eau, d’intrants et de pesticides pour au final servir à la Malbouffe et à la Bagnole en tant qu’ingrédient primaire de la bidoche et des biocarburants, on saisit immédiatement l’ampleur phénoménale de la catastrophe globale.
Dans le même secteur de la malbouffe et de la bagnole à l’échelle internationale on peut citer le crime d’écocide de l’industrie de l’huile de palme soutenue par les Etats.
Toutes ces activités censées grossir le PIB génèrent une pollution énorme qui a pris des proportions incontrôlable avec des conséquences sanitaires effroyables.
Aujourd’hui, après un quart de siècle de fureur néolibérale, lesdites « externalités négatives » négligées ont suffisamment grossi pour venir défrayer la chronique, menacer la planète entière et même réveiller les économistes. Arrivée au bord du précipice climatique l’immense accumulation de « déchets sans valeur » dans l’environnement et de gaz à effet de serre dans l’atmosphère -résultat de la spectaculaire efficacité du processus économique- commence à altérer quelque peu le miraculeux processus d’accumulation de la « richesse des nations ». En 2006, il était grand temps qu’un Lord Professor de la London School of Economics s’en aperçoive. Mais comme on l’a vu les ultra-orthodoxes veillent aux dogmes et s’en trouve bien récompensés.
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Fin de la 3e partie
Février 2019
Jean-Marc Sérékian, auteur de :
« Capitalisme fossile, de la farce des COP à l’ingénierie du climat »
Ed. Utopia 2019 (à paraître en mai)
http://www.editions-utopia.org/
[…]
(10) America First, A Budget Blueprint to Make America Great Again
https://www.whitehouse.gov/wp-content/uploads/2017/11/2018_blueprint.pdf
(11) John Stauber, Sheldon Rampton, « L’industrie du mensonge, relation publique lobbying et démocratie » Ed. Agone 2004 et 2012
(12) Howard Zinn, « Une histoire populaire des Etats-Unis Ed. Agone 2004
(13) Le Monde diplomatique, décembre 2018, Claude Aubert, « Les engrais azotés, une providence devenue poison »
(14) Pierre Bourdieu, « Contre-feu 2 » Ed. Raison d’agir 2001
(15) Nicholas Georgescu-Roegen (1906-1994), « La décroissance : Entropie, Écologie, Économie »
http://classiques.uqac.ca/contemporains/georgescu_roegen_nicolas/decroissance/decroissance.html
(16) Le Monde avec AFP 28 Janvier 2019, « Rupture d’un barrage minier au Brésil : le bilan monte à 58 morts, 300 personnes encore portées disparues »
Le bilan de cette catastrophe, qui a eu lieu samedi soir, devrait encore s’alourdir : 305 personnes sont encore portées disparues.
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