à Madame Nathalie Loiseau, tête de liste LERM aux élections européennes
Est-ce parce que nous sommes tsiganes et si mal défendus que rien ne soit véritablement défendu quand on parle de nous ? Rumeurs, clichés et lieux communs viennent sans bruit s’enkyster dans les discours des élus comme dans les analyses savantes, pourtant retravaillées par des équipes de rédacteurs, relues scrutées en détail par des conseillers en communication, des universitaires et des juristes.
Chère Madame,
Quand on est tsigane ou rom, le mot « romanichel » est un mot difficile à entendre. C’est un mot que nous n’employons jamais entre nous. Qu’un Tsigane français, gitan, manouche ou originaire d’Europe centrale par ses parents vienne à parler d’un autre Tsigane, à moins de manier la dérision ou l’autodérision, jamais il ne se qualifiera lui-même, ni ne qualifiera l’autre de romanichel. C’est un exonyme, un mot employé par les non-Tsiganes pour désigner, ou plutôt pour dénigrer les Manouches, les Gitans, les Roms, ces citoyens français ou européens que l’Europe et la France persistent à considérer comme « différents ».
C’est un exonyme péjoratif, un réquisitoire malveillant, chargé d’hostilité, accompagné trop souvent de menaces et de regards mauvais, de moulures de poivre crachées au visage. « Romanichel » fait partie de ces mots à rayer du discours, dès lors qu’on ambitionne d’exercer des responsabilités, surtout des responsabilités politiques à l’échelle européenne, un mot à verrouiller au coffre avec les mots Boche, Macaroni, Espingouin et d’autres encore, de nature douteuse et de semblable venue.
On comprend sans peine qu’un Français ou un francophone de confession juive sursaute et prête une attention toute particulière aux suites du propos quand il entend prononcer le mot « youpin » au détour d’une conversation. Pareillement, le mot « nègre » suscite l’appréhension chez ceux de nos compatriotes qui ont hérité d’une couleur de peau noire et propage l’inquiétude chez les ressortissants des pays où l’on parle encore français, souvent un français très beau et très riche. Chez les Tsiganes, le mot « romanichel » fait naître une crainte similaire.
Néanmoins, et c’est plus étonnant, il arrive que ces mots blessants viennent éclore sous la plume ou dans les propos de gens insoupçonnables, lesquels pourtant restent comme incapables de nous accorder l’absolution pleine et entière, de nous acquitter sans émettre des réserves. Est-ce parce que nous sommes tsiganes et si mal défendus que rien ne soit véritablement défendu quand on parle de nous ? Les rumeurs, les clichés, les lieux communs, viennent sans bruit s’enkyster dans les éléments de langage des élus comme dans les paragraphes d’analyses savantes, pourtant travaillées par des équipes de rédacteurs, lues, relues scrutées en détail par des conseillers en communication, des universitaires et des juristes.
Dans un entretien accordé à Jérôme Hourdeaux et Louise Fessard et publié dans les colonnes de Médiapart du 23 avril dernier, Mr Jean-Marie Delarue, nouveau président de la CNCDH, Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme, est invité à commenter le rapport de cette très officielle Commission, paru le jour même. La CNCDH mesure au fil du temps le degré d’ouverture à l’autre de la société française à travers un indice de tolérance et en extrait des analyses sur les opinions à l’égard des minorités ethniques et religieuses.
Aux journalistes, Mr Jean-Marie Delarue a tenu ces propos étonnants que personne, absolument personne n’a relevés : « Pour en revenir aux Roms, ils sont de très loin la communauté la moins acceptée de ce pays. Il y a une conjonction de deux courants : la méfiance très ancienne envers les gens du voyage, des gens qui se déplacent et viennent rapiner dans les fermes, etc…. »
J’aimerais pouvoir inviter Mr Delarue à rencontrer un jeune homme brillant « issu-de-la-communauté-des-Gens-du-Voyage » comme on dit, qui de jour et bien souvent la nuit, se déplace dans les fermes… pour accoucher les vaches et les juments. Il est vétérinaire, un très bon vétérinaire et les éleveurs n’en veulent surtout pas d’autre. Pourtant, les Gens du Voyage (sont regroupés sous ce terme obsolète environ 400 000 citoyens français) sont des gens qui se déplacent et viennent rapiner dans les fermes, puisque le Président de la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme nous le dit.
Or, Madame Loiseau, dans le même entretien, les propos de Mr Delarue vont présenter quelques similitudes avec ceux que vous avez prononcés hier matin 29 avril au micro de France Culture. Aux deux journalistes de Médiapart, le Président de la CNCDH déclare : « La plupart [des Roms] sont de nationalité française, depuis des lustres. Là, il faut une action, il faut multiplier les occasions de contact entre les Roms et notre communauté à nous »
Il existe donc dans notre beau pays, une communauté « à nous » et une communauté « à eux » et entre ces deux communautés les occasions de contact restent trop rares. Eux, ce sont les Roms ou Tsiganes, puisque les deux mots sont strictement synonymes. Mais dans la phrase précédente, Mr Delarue précise que la plupart de ces Roms sont français. Il a entièrement raison car sur les 400 000 Tsiganes présents sur le territoire, seulement 20 000, soit 5% sont originaires d’Europe centrale et balkanique. Néanmoins, le Président de la CNCDH présente la France, République une et indivisible, comme une juxtaposition de communautés…
C’est sans doute ce qui vous est arrivé quand vous avez pris la direction de l’École Nationale d’Administration. Vous êtes une femme, vous étiez âgée de moins de 50 ans, vous n’étiez pas une ancienne élève de ce prestigieux établissement. Vous n’étiez pas membre de « la communauté », et on vous a accueillie comme on accueille les « Romanichels » dans les fermes.
Au fond, si votre propos recèle une maladresse, il ne contient pas délibérément de méchancetés. Cette lettre que je vous adresse est beaucoup moins chargée de reproches que d’une requête à laquelle je souhaiterais que vous puissiez accorder un moment d’attention. Une démarche commune pourrait nous aider à faire évoluer favorablement notre société, et sans présenter de difficulté majeure, elle permettrait de trouver le chemin pour intégrer pleinement au sein de la République une minuscule minorité, soit 0,6% de la population française.
Le Parlement européen, même si ses résolutions et ses décisions ne sont pas toujours suivies d’effets se préoccupe de cette minorité européenne que sont les Roms et Tsiganes. L’Europe compte environ 11 millions de Roms, répartis sur l’ensemble des pays. Cette minorité transnationale représente l’équivalent de la population entière de pays européens tels que la Belgique, la République tchèque, la Grèce ou le Portugal.
C’est le Parlement européen qui a voté en mai 2015 une résolution pour demander aux pays membres de reconnaître le génocide subi par les Tsiganes au cours de la seconde guerre mondiale. La France, notre pays, n’a toujours pas reconnu ce génocide. C’est à Bruxelles, à Strasbourg que se décident les attributions des Fonds structurels européens, FEDER et FSE, destinés à favoriser l’intégration des Roms et dont les effets tardent à se faire sentir. C’est à Strasbourg que s’expriment des députés qui portent au cœur du débat européen l’antitsiganisme féroce de l’Italien Mattéo Salvini et du Hongrois Victor Orban.
C’est à Bruxelles enfin que prospèrent des lobbys politiques et religieux, pourvus de fonds abondants, qui se fichent bien mal de mettre fin à la misère des bidonvilles mais qui entendent instrumentaliser la question Rom pour créer du désordre en Europe. C’est hélas vers ces structures que se tournent peu à peu les militants roms que les groupes parlementaires issus de partis démocratiques ne se donnent pas la peine de recevoir ni d’écouter.
Madame Loiseau, dans quelques semaines, vous serez élue députée européenne, à la tête d’un groupe parlementaire de la famille du parti politique fondé par le Président de la République française. Tôt ou tard, vous-même et vos assistants, vous aurez à traiter les dossiers relatifs à « la question rom ».
A ce moment-là, il est possible que vous revienne en mémoire la volée de bois vert, en grande partie bien injuste et bien expéditive, que vous a valu un mot malheureux, un seul mot : romanichelle, prononcé sans penser à mal le 29 avril 2019 au micro de France Culture. Mais il est possible aussi que dès maintenant, vous qui êtes diplomate de métier et sans aucun doute de vocation, vous gardiez en mémoire cette nécessité impérative de tout mettre en œuvre pour réunir, une « communauté rom » et une « communauté à nous » séparées par des siècles de mésentente.
Ce serait une fabuleuse réussite à porter à votre crédit, un apaisement dans l’histoire d’un petit peuple européen si souvent malmené, si souvent brutalisé, depuis si longtemps. Ce serait pour vous et vos alliés politiques un succès inattendu, mais auquel vous aurez œuvré pour consolider, pour affermir la construction européenne, dans une Europe qui rassemble tous ses ressortissants, y compris les Roms. Chaque jour, chaque matin, cette question rom est dans la presse. En vingt ans rien n’a bougé. Nous ne pourrons pas rester figés éternellement. Permettez-moi de vous rappeler que votre slogan, votre mot d’ordre c’est : en marche !
Pour cela, vous pourrez vous adresser directement aux premiers concernés, aux Tsiganes eux-mêmes. L’assemblée sortante comptait deux députées roms et la prochaine devrait également en intégrer en son sein. En France, en Allemagne, en Suède, en Italie, dans de nombreux pays vous aurez pour interlocuteurs des Tsiganes responsables et cohérents, des Romanichels dont certains sont diplômés de grandes écoles, de très grandes écoles. Alors, le mot malheureux du 29 avril s’effacera des mémoires.
Veuillez accepter …
Jacques Debot