Qu’est-ce que le progrès ?
L’historien Fançois Jarrige nous rappelle que le « progrés » n’a rien d’inéluctable, qu’il est au contraire le produit de luttes incessantes.
L’âge de Faire : « On n’arrête pas le progrès », parait-il …
François Jarrige : Cette expression sous-entend que le progrès technique suit une évolution naturelle, inéluctable, qu’il n’y a qu’une voie possible et qu’il serait vain de s’y opposer. Or l’Histoire nous montre que c’est l’exact opposé : le monde socio-technique dans lequel nous vivons aujourd’hui est le fruit de rapport de forces passé et présent entre différents acteurs pour que telle ou telle technique s’impose ou pas. S’affrontent des intérêts économiques mais aussi des imaginaires, des façons d’envisager notre mode d’organisation sociale, notre rapport à la nature, etc.
Prenons la machine à vapeur, au XIXè siècle. Elle était alors beaucoup moins efficace énergétiquement que l’énergie éolienne et hydraulique, et beaucoup plus dangereuse. Mais elle s’est peu à peu améliorée et imposée car elle a avantagé, en déconnectant le lieu de production d’énergie du lieu de consommation, les industriels qui ont pu construire d’immenses usines. Ainsi, il n’y a pas de supériorité intrinsèque dans la technique de la machine à vapeur, mais celle-ci s’est imposée car elle correspondait à un contexte socio-économique bien particulier qui valorisait l’industrie.
ADF : Donc la numérisation de notre société n’est pas quelque chose de naturel qui s’imposerait obligatoirement ?
FG : Bien sûr que non. C’est le fruit d’un rapport de forces. Par contre, il est évident que ceux qui ont intérêt à ce que la numérisation advienne ont pour eux beaucoup plus de moyens pour imposer « leur » discours, à savoir celui qui présente la numérisation comme « naturelle » et pleine de promesses, en oubliant ses effets néfastes. Ils peuvent en plus s’appuyer sur cette « croyance » que le devenir des sociétés humaines est nécessairement lié à leur capacité à innover sur des bases techniques, cette forme de « consensus productiviste » qui s’est construit, non sans violence, au XIXè siècle. Mais l’Histoire est riche de « moments technocritiques », quand il y a un décalage trop important entre les « promesses » des tenants de ces innovations et la réalité de ce que provoquent ces innovations, en termes sociaux et environnementaux. Avec la lutte anti-OGM au début des annés 2000 et aujourd’hui avec les résistances au numérique, je pense que nous sommes entrés dans un nouveau moment technocritique où la question du progrès technique est à nouveau politisée.
ADF : le progrès technique fait-il nécessairement le jeu du productivisme et de la destruction de la planète ?
FG : La plupart des innovations qui se sont imposées depuis le XIXè siècle vont en effet dans ce sens, parce qu’elle se sont forgées dans un système socio-technique qui valorisait le productivisme. Mais il ne faut pas pour autant confondre les deux : on peut très bien imaginer l’invention ou l’amélioration de techniques qui, au contraire, contribueraient à ce que nous ayons un impact limité sur l’environnement et qui favoriseraient l’émancipation plutôt que l’aliénation, comme le notait par exemple Ivan Illich avec la notion d’« outils conviviaux ». L’Histoire récente regorge d’ailleurs d’inventions et d’améliorations techniques dans les domaines énergétiques, agricoles ou arisanaux, mais qui ne se sont pas imposées parce que moins adaptées au système économique du moment. Mais quel mode de vie voulons-nous ? Avec quel rapport à la nature ? Avec quelle organisation sociale ? Rien n’est écrit, et sûrement pas le progrès technqiue : c’est à nous de tendre vers des futurs désirables, et certaines innovations pourront nous y aider, alors que d’autres devront être mises de côté.
Un article paru dans le mensuel « l’âge de faire »