Un livre de Jean Marc Sérékian aux éditions Utopia
Une interview
PD : Les éditions Utopia ont fait paraître en mai dernier votre livre « Capitalisme fossile, de la farce des COP à l’ingénierie du climat ». Votre analyse de la situation globale et de la crise climatique en particulier semble tout rapporter au capitalisme fossile. Comme beaucoup de monde vous pensez qu’il n’y a rien à attendre des États et des Conférences des parties sur le climat, mais vous allez d’emblée jusqu’à dire que les COP ne sont que « farces, leurres et impostures ». Même le GIEC en prend pour son grade… Pouvez-vous nous résumer le cheminement de votre raisonnement ?
JMS : Cette question est tranchée comme un nœud gordien dans le deuxième chapitre du livre : « Quand cessera la farce des COP ? ». Lorsque l’on fait l’historique des conférences internationales sur l’environnement, on constate que le même schéma se répète : les grandes promesses philanthropiques des conférences font face à une situation qui se dégrade inexorablement. Ce tableau est exposé dans le premier chapitre -« Repères de malfaiteurs menteurs »- où l’on rappelle que les institutions internationales fonctionnent comme des moulins à prières pour consoler les victimes de la mondialisation et leur promettre des jours meilleurs qui, bien sûr, n’arrivent jamais. On retrouve ainsi le schéma saisi par K. Marx de « la religion opium du peuple » ; un monde de souffrance en croissance perpétuelle ne peut pas être sans l’organisation ritualisée des discours consolateurs pour les victimes de plus en plus nombreuses. La dernière invention en date fut celle du « développement durable ». Lorsque les pays dits « en développement » avaient écopé d’une dette souveraine colossale en plus des dévastations environnementales dudit « développement économique » de la période précédente, il fallut changer la rhétorique des Sommet de la Terre pour permettre au capitalisme de continuer comme avant. Derrière le vocabulaire de «l’aide au développement », la réalité est bien sûr tout autre et pire que ce que l’on peut imaginer. En définitive, les « Nations unies » ne sont que les États coalisés autour de l’économie de pillage par le capitalisme à l’ère de la puissance de feu des énergies fossiles.
De l’introduction et jusqu’à l’épilogue, le leitmotiv du livre est de regarder « le monde comme il va ». La vérité du monde n’est autre que l’économie de pillage exacerbée par la puissance de feu des énergies fossiles et les États ne sont que les structures hiérarchiques géo-localisées de ce capitalisme mondialisé avec « l’arme du pétrole ». Si l’on part du spectacle que nous donne le monde, on est d’emblée frappé par l’aggravation inexorable de la situation environnementale alors qu’il existe une connaissance exacte du désastre et que les causes de ce désastre sont parfaitement identifiées depuis les années 1960. Comment expliquer ce contraste, comment comprendre l’impuissance de la communauté internationale face à l’accumulation de menaces parfaitement bien comprises depuis leur origine ? A regarder le Monde comme il va, le constat est sans appel : les États censés être responsables font, au quotidien, exactement le contraire de leurs belles promesses dans les conférences internationales : COP et autres Sommets de la Terre sur le développement durable et autres thèmes qui semblent préoccuper au plus haut point la communauté internationale. On a affaire à de vastes mises en scène qui, depuis le premier Sommet de la Terre [1972] et même depuis la Déclaration universelle des droits de l’Homme [1948], annoncent toujours avec force et solennité un monde meilleur qui bien sûr n’arrive jamais tandis que sur une Terre mise à sac, on voit se multiplier les migrants, les camps de réfugiés et les bidonvilles. Dans ces conférences événementielles, les élites s’efforcent de couvrir avec de belles paroles et des promesses une économie de pillage de plus en plus féroce et criminelle. Il en va ainsi des COP sur le climat comme de la Déclaration universelle des droits de l’Homme : des grands-messes pendant que les puissances militaro-industrielles du Nord peuplent les pays du Sud de toutes sortes de régimes totalitaires aux couleurs locales : juntes militaires, monarchies ubuesques et autocrates sanguinaires pour que s’accomplisse l’économie de pillage organisée sur le plan scientifique et technique par le capitalisme des transnationales. A l’instar des États-Unis en Amérique Latine et en Asie, la France, « Patrie des droits de l’Homme », a elle aussi installé et armé sa « belle brochette de Pinochet » en Afrique occidentale et équatoriale selon le mot d’un indépendantiste camerounais. Tel est « le monde comme il va » depuis la fin de la seconde guerre mondiale, avec, d’un côté, la brutale irrationalité des régimes totalitaires au service de la rationalité technique et scientifique des transnationales de l’autre côté. Le système est verrouillé et sécurisé, les révoltes du « Printemps arabe » n’ont rien pu faire pour améliorer la situation. Il n’y a eu qu’un changement de personnel des dictatures entretenues et armées par les puissances occidentales. Le contraste est donc saisissant. Il suffit de se remémorer les grandes déclarations solennelles des années d’après-guerre ; un monde plein de promesses s’annonçait avec les progrès scientifiques et techniques mis en pratique dans le développement économique ; mais, cinquante ans plus tard, c’est un monde profondément dévasté et plein de menaces que constatent les scientifiques unanimes… sauf Claude Allègre bien sûr, notre figure vedette du climato-scepticisme et d’un scientisme négationniste de la crise environnementale. Durant ces cinquante ans, le « développement économique » a pourtant bien eu lieu et les progrès scientifiques et techniques ont été véritablement vertigineux. Mais depuis la fin du 20e siècle le constat est affligeant, le désastre évident est devenu une donnée scientifique mesurée et chiffrée. Quel que soit le secteur étudié -énergie, agriculture, pêche, foresterie, produits manufacturés, transport, construction- le contraste est caricatural. Le développement économique a bien eu lieu mais il a multiplié les migrants et les paysans sans terre et rempli les bidonvilles et camps de réfugiés. Comment l’expliquer ? Comment l’expliquer quand le constat du désastre est unanime ? La version officielle des Sommets de la Terre est que le « Développement » n’a pas été assez « durable ». Mais alors comment comprendre, après ce diagnostic, cette perpétuelle incapacité à résoudre des problèmes parfaitement identifiés quant à leur origine. Contrairement aux explications communes -« difficulté, échec des négociations »- on part du constat politique de la structure hiérarchisée et unifiée du capitalisme mondialisé : les États ne se sentent nullement concernés par la problématique environnementale ou climatique car telle n’est pas leur raison d’être. Dans les grands-messes internationales, ils excellent dans les registres démagogiques de la philanthropie et désormais du greenwashing.
PD : Pouvez-vous nous donner un exemple suffisamment parlant du « contraste saisissant » dont vous parlez ?
JMS : Rien de plus simple. On peut prendre l’exemple le plus emblématique du Capitalisme fossile, celui de l’énergie, survenu comme par hasard à un moment charnière de la soi-disant prise en considération de la crise climatique. On a eu de manière concomitante en 2005-2006 d’un côté l’entrée en vigueur du Protocole de Kyoto, et de l’autre côté l’annonce par les agences étasuniennes de l’énergie de l’eldorado de la roche-mère comme nouvelle source gigantesque d’hydrocarbures « pétrole et gaz de schiste ». Que firent les Etats européens partie prenantes des COP, engagés et censés être exemplaires pour limiter les émissions de gaz à effet de serre ? Ils déroulèrent le tapis rouge aux compagnies pétrolières et les territoires européens se couvrirent instantanément de zones de concession de prospection et d’exploitation… On connaît bien l’exemple français où la résistance des populations a pu arrêter à temps la catastrophe annoncée de la fracturation hydraulique. On connaît aussi l’exemple polonais où la brutalité répressive de l’État a permis aux compagnies pétrolières de mener leurs forages d’exploration jusqu’à ce qu’elles découvrent que l’eldorado salvateur annoncé à grand tapage n’existait pas dans ce pays. En temps réel, durant la fin de la décennie 2000, on découvrit les conséquences environnementales et climatiques catastrophiques de la fracturation hydraulique et en même temps l’aveuglement des Etats européens qui persistèrent dans leur service servile de répression au profit des compagnies pétrolières.
États-Unis mis à part, aujourd’hui encore, on peut aussi constater l’obsession de l’Etat canadien qui est de permettre aux compagnies pétrolières d’exploiter au maximum les hydrocarbures non conventionnels de l’Alberta et d’accroître encore leur disponibilité sur la côte pacifique par la construction de l’oléoduc Trans Mountain X. Un chantier de plus de mille kilomètres de canalisations avec tous les risques parfaitement connus de tout le monde, on est en plein dans une géo-ingénierie jusqu’auboutiste du pétrole quel qu’en soit le coût écologique. L’État met à la disposition des compagnies pétrolières le territoire national, ses « forces de l’ordre », assure une validation économique et sociale de ce projet désastreux et va même jusqu’à organiser le greenwashing du crime environnemental. Voilà à quoi servent les États dans la structure hiérarchisée du Capitalisme fossile. Tout le second chapitre [du livre] -« Quand cessera la farce des COP ? »- fait ce constat et illustre le contraste saisissant. En Europe, on a le cas caricatural de la pétromonarchie norvégienne ; côté scène, l’État est irréprochable et soigne son greenwashing national dans les conférences sur le climat mais, côté coulisses, il soutient aveuglément sa compagnie pétrolière nationale Statoil dans tous les projets de prospection pétrolière circumpolaire. Constatons encore que pour le greenwashing, Statoil fait des efforts, en mai 2018 le « pétrole d’État » est devenu Equinor.
On peut dire que, durant les 25 ans de COP, les pétroliers n’ont jamais autant exploré, foré et surtout dépensé de milliards pour faire jaillir du pétrole… avec, bien sûr, la complicité active des États. La survie du capitalisme fossile implique l’écocide, les autorités étatiques nationales le savent parfaitement ; elles couvrent le crime, organisent le greenwashing et si nécessaire assurent le service de répression, les juges déboutent les plaignants. Pendant que les Etats semblent incapables de s’entendre, les majors du pétrole, toutes origines confondues, forment une communauté transnationale solidaire exemplaire capable d’associer avec une efficacité spectaculaire des moyens techniques et financiers afin de mettre en chantier des forages de l’impossible à très haut risque comme le fameux gisement en mer Caspienne au Kazakhstan… Et, surprise fossile pour napper l’épais gâteau énergétique, en plus des prospections pétrolières tous azimuts il faut aussi constater le retour en force du charbon dans le bouquet énergétique de ce siècle. Pendant ce temps les Etats amusent la galerie, assurent la communication événementielle sur la lutte contre le réchauffement climatique. Plus la communauté internationale communique sur les risques du réchauffement climatique, plus les émissions de gaz à effet de serre battent des records. Plus le charbon assure son retour en force, plus on communique sur le « charbon propre » avec les technologies de CSC captage stockage de CO2. De qui se moque-t-on ? Il faut trancher la question rejeter l’hypothèse de l’échec des négociations et dénoncer l’imposture. De toute évidence, pour les États, l’heure n’est toujours pas à la lutte contre le réchauffement climatique, le statu quo qui règle leur raison d’être reste le Capitalisme fossile. En définitive, il n’y a aucun mystère à cela car tout est produit pétrolier, y compris les institutions politiques locales, nationales et internationales, y compris les palabres mises en scène sur le dérèglement climatique. Même les technologies vertes, même les dites « énergies renouvelables » et même les propositions scientifiques de géo-ingénierie du climat comme celle de Paul Crutzen avec ses sulfateuses stratosphériques pour accroître l’albédo planétaire afin de limiter l’élévation de la température moyenne de la Terre. Le chapitre 6 du livre -« climatiser le désastre ou le combattre »- se charge de dénoncer l’absurdité foncière de la géo-ingénierie en révélant sa logique technique tout entière au service du capitalisme fossile.
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