Prise de terre(s)

Notre-Dame-des-Landes, été 2019

Avant la mobilisation du 26 octobre, voici ici un texte assez conséquent qui s’attache exposer une vision des enjeux politiques et existentiels de la zad au présent.
Il est aussi lisible ici avec des images et cartes :

https://lundi.am/ZAD

ou en pdf :

https://lundi.am/IMG/pdf/ete_livret_nb.pdf

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Nous sommes des personnes qui ont choisi de rester vivre dans le bocage de Notre-Dame-des-Landes après des années de batailles et d’occupation. Si nous sommes à jamais enracinés ici-là, c’est que nous avons été possédés par cette lutte. Nous n’imaginions pas une seconde quitter celles et ceux qui nous ont appelé à venir vivre ici. Parce que nous continuons d’éprouver une expérience foncièrement communiste sur ces terres promises du mouvement.
Cinq ans après « De la ZAD aux Communaux », ce texte cherche à revenir sur les questions foncières qui se posent à nous, à penser notre rapport aux terres et à la Terre, à continuer d’explorer l’hypothèse d’une communisation du bocage. Si l’état et les inquisiteurs de la radicalité abstraite affirment de concert que tout est fini, c’est bien que quelque chose se prolonge. Quelque chose de profondément rétif aux carcans binaires dans lesquels ils sont enferrés : violence vs non violence, légal vs illégal, radical vs populaire, offensive vs alternative.
Se départir de l’idéologie pour apprendre de l’expérience. Opposer à la rassurante clarté des modèles (qu’ils soient politiques, économiques, scientifiques, moraux), l’opacité d’expériences singulières et imprédictibles. Refuser de réduire l’inconnaissable à un système de transparences apaisantes. Consentir à se jeter à corps perdu dans l’inconnu. Pour tous les doctes – épris de formes idéales – l’expérience politique est toujours jugée à l’aune de ses imperfections, de ses écarts vis-à-vis des absolus, plutôt que d’être pleinement vécue dans toutes ses potentialités.
Prendre de la hauteur, du recul. Sortir de la médiocrité sentencieuse du commentaire. Revenir sur nos hypothèses. Déplier nos projections. Chercher à retranscrire ce que nous vivons sur la ZAD et que nous traduisons laborieusement et par nécessité dans l’écriture. Parler depuis des gestes, des tentatives, des mises en jeu existentielles, des choix stratégiques… Percer le voile des clichés pour partager l’expérience nue d’un mouvement intense et complexe : entre-lacs d’impuissance et de puissance, d’inimitiés profondes et d’amitiés sublimes, de défaites et de victoires, de libéralisme obtus et de communisation en acte.

« La société ne peut être que capitaliste car les masses sont sans terre. La terre n’est pas du capital, c’est une chose toute différente. La terre, d’où vient tout ce que l’industrie ensuite transforme et d’où viennent toutes nos denrées alimentaires, est une partie de la nature, comme l’air que nous respirons, comme la lumière et la chaleur sans lesquelles il ne peut y avoir de vie. Comme l’air et la lumière, la terre et l’eau doivent être libres. Cela, les hommes l’ont toujours su et le sauront toujours. »
Gustav Landauer

Depuis les origines, la question foncière est au cœur de la bataille à Notre-Dame-des-Landes. Le mouvement puise ses racines, en 1974, dans la défense par les paysans-travailleurs de la terre, considérée alors comme un « outil de travail ». Quarante cinq ans plus tard, la perspective qui nous anime est celle d’une reprise en main de l’ensemble du foncier (terres agricoles, bâtiments, friches et forêts) par les habitants et les paysans. Une reprise en main collective pour arracher les terres et la Terre à la dévastation capitaliste… Se battre, encore et toujours, pour réinventer les communaux…
Aujourd’hui le projet d’aéroport est définitivement enterré, grâce à des années de lutte acharnée. Après un an de tourmentes marqué par une opération contre-insurrectionnelle inédite conjuguant offensive militaire et administrative ; nous continuons inlassablement de creuser le sillon qui mène de la lutte victorieuse contre l’aéroport à celle pour la défense du bocage et de la Terre comme biens communs…

  1. FONCIÈREMENT DÉTERMINÉS À POURSUIVRE ENSEMBLE

Le 17 janvier 2018, nous avons arraché une victoire historique contre la destruction de 1400 hectares de terres, et bien plus encore si l’on songe à l’urbanisation qu’aurait irrémédiablement engendré la construction de l’ex-futur aéroport…
Aujourd’hui, malgré l’abandon définitif du projet, il reste tant de raisons de se battre pour ces terres de bocage, tête de bassin versant d’Erdre-et-Gesvres :

 les défendre contre l’accaparement, la concentration capitalistique qui prend aujourd’hui la forme d’une course effrénée à l’agrandissement des fermes, d’une fuite en avant qui précipite le remplacement de la classe paysanne par une poignée d’agro-entrepreneurs gérant des centaines d’hectares depuis leur smartphone.

 les défendre contre l’agriculture industrielle, avec tout ce qu’elle implique de pratiques dévastatrices : usages de pesticides, arasement des haies, destruction du vivant, maltraitance animale, mécanisation-robotisation toujours plus intenses, atomisation, aliénation et empoisonnement des agriculteurs.

 les défendre contre, mais aussi et surtout les défendre pour y expérimenter des usages communs qui rendent possible l’autonomie des habitants et des paysans dans une relation symbiotique plutôt que dans un rapport d’exploitation avec la terre et les êtres vivants qui la peuplent.

C’est une seconde manche de la lutte qui s’engage. Une bataille pour la défense et la mise en commun de ces terres sauvées in extremis du bétonnage. Une bataille qui prolonge en même temps qu’elle dépasse ce qui s’est vécu par le passé sur la ZAD. Aujourd’hui comme hier, la question foncière – celle de l’accès et de l’usage de la terre – est une question politique cruciale.
C’est le nœud entre d’une part, la guerre sociale pour la réappropriation des outils de production, des moyens de subsistance ; et d’autre part la guerre territoriale pour défendre et prendre soin du monde fragile que nous habitons et dont tout laisse à penser qu’il est au bord de l’épuisement. La question foncière est au cœur de la question révolutionnaire. à la croisée de la fin du monde et de la fin du mois, du soulèvement des gilets jaunes et de la jeunesse qui s’agite pour le climat, il y a la réappropriation et la défense de la terre comme bien commun.
L’équation foncière est vertigineuse. La surface agricole représente 50 % de la surface du territoire national. Dans les dix ans qui viennent, en raison du vieillissement des agriculteurs, la moitié des fermes en France vont changer de main : soit un quart du territoire national qui se « libère » ! Il s’agit de nos champs, nos prairies, nos marais, nos alpages et nos bocages. Une vaste zone à reprendre, à défendre, à étendre.
à défaut d’une dynamique de reprise des terres combinant occupations sauvages et installations collectives, ces terres iront soit à l’agrandissement des exploitations industrielles, soit à de nouvelles constructions. Il y a urgence. L’étau se resserre. Chaque année en France, près de 80 000 hectares sont engloutis sous le béton, tandis que les méga-exploitations agricoles ne cessent de croître. En 2013 3,1 % des exploitations concentraient à elles seules la moitié des terres agricoles de l’Union Européenne !

Nous vivons un tournant historique dans l’appropriation capitaliste des terres et la dévastation du monde. Si rien ne vient enrayer la tendance, la prochaine génération sera irrémédiablement dépossédée des derniers savoirs-faire paysans et par conséquent absolument dépendante de l’agro-industrie pour subvenir à ses besoins fondamentaux. La suivante habitera un désert. En France, près d’un tiers des oiseaux des champs ont disparu ces quinze dernières années…
Dans ce moment charnière, nous pensons que l’expérience de la ZAD ne peut se réduire à un précédent victorieux de lutte contre un aéroport. Elle doit se prolonger et contribuer – à sa mesure – à l’impulsion d’une dynamique de reprise des terres agricoles et de mise en commun du foncier par des expériences paysannes collectives intimement reliées aux luttes sociales en cours. Plus que jamais, nous avons besoin de communiser les terres pour bâtir des formes conséquentes d’autonomie politique et matérielle.

« La raison pour laquelle notre époque est si pesante, si stérile, si déchirée et si malheureuse, c’est que nous sommes enfermés dans notre passivité depuis trop longtemps, que nous avons trop longtemps différé l’accomplissement de notre tâche qui est de répartir la possession du sol entre les habitants. »
Gustav Landauer

  1. À JAMAIS ANCRÉS DANS LE BOCAGE

Pour rappel, nous occupions environ 200 hectares de terres agricoles avant l’abandon du projet d’aéroport, les installations issues de la lutte se déploient sur 310 hectares aujourd’hui. Les Conventions d’Occupation Précaire que nous avons signées sur ces terres sont pour la plupart transformées en baux de fermage de neuf ans, ou en instance de l’être. Si nous avons pu arracher définitivement ces terres après des années de lutte, c’est en partie grâce à une stratégie collective d’installations officielles.

Ce sont ces installations qui nous ont permis de mettre un pied dans la porte, de soutenir un rapport de force en accédant définitivement à la terre par le statut du fermage. Souvenons-nous que ce statut fut arraché naguère de haute lutte par les résistances paysannes contre les propriétaires terriens. Il est extrêmement protecteur pour l’usager et nous prémunit fortement d’éventuels risques d’expulsion pour les décennies à venir.

Si nous sommes sortis de l’expulsabilité permanente du squat pour se projeter à l’échelle des décennies à venir, passer d’une pratique paysanne irrégulière à des installations légales n’a pas été une décision facile. Se confronter à des impératifs de viabilité économique, s’exposer aux contrôles, demander la Dotation Jeune Agriculteur, les aides PAC, le label bio. Mettre le doigt dans l’engrenage kafkaïen de l’administration agricole…

Quelques camarades de lutte avaient déjà fait ce choix des années avant l’abandon, accompagnés en ce sens par la com- mission installation de COPAIN. Pour notre part, si nous avons dû le faire au printemps dernier, ce n’est ni de gaîté de cœur, ni parce que nous voulons devenir des « exploitants agricoles » comme les autres.
C’est d’abord pour mettre un terme à l’opération d’expulsion du printemps 2018, pour protéger les maisons, fermes et ateliers de la ZAD, ainsi que toutes les activités subversives qui continuent aujourd’hui de s’y déployer.

Pour rendre possible l’accès collectif au foncier du plus grand nombre, il fallait que quelques-uns jouent à fond le jeu du « jeune paysan qui s’installe ». C’est parce que certains parmi nous ont entamé individuellement le parcours d’installation officielle que nous avons encore aujourd’hui les terres qui nous permettent de prolonger des expériences d’agriculture collective. C’est enfin et surtout pour être en position de soutenir effectivement le rapport de force face aux appétits des exploitants cumulards. Nous sommes donnés les moyens d’être prioritaires à l’accès au foncier, de peser sur la situation pour arracher plus de terres.

Ce choix de l’installation paysanne, nous avons parfaitement conscience des risques qu’il comporte, mais nous misons sur la force, l’ingéniosité et la résistance de nos collectifs pour déjouer l’individualisation et la normalisation qu’il pourrait induire. L’expérimentation permanente de multiples formes de travail en commun est selon nous le meilleur garde-fou pour déjouer ces tendances.

La suite avec les titres suivants :

III. NULLE TERRE SANS GUERRE

  1. HABITER LA TERRE
  2. PASTORALISME ET ÉCOLOGIE BOCAGÈRE
  3. L’ÉCHO DU LOGIS

VII. ABRAKADABOIS !

VIII. TOUJOURS À FOND !

  1. US ET COUTUMES

X COMMUNAUTÉS

  1. COMMUNISATION ?

XII. PRISE DE FORCE

« Dans une lueur crépusculaire, ne sachant pas si c’est la nuit qui vient ou si c’est un nouveau jour qui se lève, alors que toutes les théories de l’évolution prédisent la tombée de la nuit, une petite étincelle que nous portons en nous continue, en silence et avec obstination, d’annoncer une nouvelle aurore. » Martin Buber