Book émissaire

Bientôt, à l’école il n’y aura plus de livres – et on s’étonne de la «baisse du niveau».

C’est un fait peu connu, du moins peu commenté, mais il est là, irréversible : les livres désertent l’école, remplacés par les ordinateurs. Décision verticale, menée au nom d’une école «moderne», dont l’ordinateur est le signe le plus banal. Le livre est vieux, il jaunit comme les dents, avec ses pages qui puent la mort ou le parfum. Le vieillissement des ordinateurs, moins visible mais plus sournois, est effacé par l’obsolescence programmée. Jadis on sentait la culture d’un élève aux «poches» qu’il possédait : plus son édition du Rouge et le Noir était ancienne (avec Gérard Philipe et Danielle Darrieux en couverture), plus son capital culturel était élevé puisqu’il avait reçu son livre en héritage, de génération en génération, avec les rides et les défauts de l’ouvrage. Les parvenus ou les prolos arboraient l’édition récente (avec l’ignoble couverture en fleurs… rouges) qui les trahissait. Avec l’ordinateur, c’est le contraire : plus vous avez un modèle ancien, plus vous passez pour ringard aux yeux des technophiles. L’école investit donc des sommes colossales pour chasser l’objet livre et s’adapter au marché informatique, qui périme ses objets avec beaucoup plus de célérité que le style de Stendhal. Des PC morts traînent un peu partout dans les classes et les bureaux, auxquels personne ne touche. Bref, l’élimination du livre est une de ces régressions progressistes dont notre époque a le secret, mais elle se garde bien de le dire, car l’école ne peut pas trop mentir sur ses fondamentaux en bannissant visiblement ce symbole absolu du savoir. Pourtant, comme toute institution qui se respecte, l’école en mode libéral-moderne fait le contraire de ce pour quoi elle est conçue : elle rend illettré comme la prison rend criminel, l’hôpital malade et la justice coupable. Ne comptez pas sur moi pour maintenir les sales petits secrets au chaud : le livre est au sein des établissements scolaires l’objet d’une vaste mais discrète extermination. Les manuels sont devenus digitaux.

J’ai enseigné jadis au collège, naguère au lycée, aujourd’hui à l’université. J’ai toujours tenu dans ces lieux sacrés un discours sacral, complètement à contre-courant de l’idéologie techniciste qui croyait à la mort du livre, ou faisait semblant d’y croire : or le livre ne meurt pas, ne peut pas mourir, car le livre c’est nous – ou alors, s’il meurt, mourons avec lui. Mais moi je crois à la vie éternelle du livre. Je suis vitaliste comme un jeune rabbin ou un curé de campagne. Je n’ai aucun respect pour l’ordinateur, cet objet bien pratique qui nous assigne à résidence devant lui comme des mouches. Nous sommes des gens du Livre. Gens signifie «peuple» en latin, et aussi «nom» : le nom du livre est peuple.

La disparition programmée du livre à l’école (il devient même rare dans les bibliothèques) a des effets multiples. Depuis quelques années, les professeurs sont déboussolés devant l’arrivée des ordinateurs en classe. Le cours leur échappe. A la fac, l’ordinateur, médium froid, remplace le volume, et minore l’homme, sa chaleur et ses risques du métier. Moi-même, j’ai perdu une partie de mon charisme à cause de la technique. Je suis technophobe parce que j’aime parler aux gens. Or l’enseignement repose avant tout sur une présence réciproque : sans ce regard, ce corps, cette voix, qui est aussi leur voix, leur corps, leur regard, autant faire du télétravail.

Une amie qui enseigne au collège me raconte ce fait ubuesque : comme il n’y a plus de livres, il faut sans cesse acheter de coûteux ordinateurs qui éloignent encore plus les élèves du livre. Bien entendu, une fois sur trois, le système informatique dysfonctionne. Au lieu de lire dans le calme, l’heure de cours se passe à réparer les machines. De même qu’un informaticien qui ne sacralise pas Apple n’est pas un informaticien ou qu’un pâtissier qui ne vénère pas la crème n’est pas un pâtissier, un professeur qui ne sacralise pas le livre n’est pas un professeur (appliquez mon théorème à votre corps de métier et vous verrez que je ne suis pas dans le faux). Mais la différence entre un livre et un ordinateur éclate : un livre est passible de sacralisation partagée, un ordinateur, non. Le livre est partageable parce qu’il ne vaut pas grand-chose, là est sa fortune paradoxale. L’écran se garde pour soi, jalousement, petitement et s’abandonne dès qu’il n’est plus à la mode. On chasse les pauvres des villes comme on chasse les livres des classes. Or c’est parce qu’il est pauvre que le livre est le plus riche : là où l’écran est faible par force, le livre est fort de sa faiblesse.

libération