La bande de Möbius des mots présidentiels

Nous savons à quel point le langage est une bande de Möbius.

Par effet spéculaire, il se retourne. C’est ainsi que les récents propos du Président de la République viennent de le pointer d’une façon stupéfiante. Et particulièrement inquiétante.

Il y a deux ans, bien avant les Gilets Jaunes, un article paru dans l’Humanité, signé Jean Ortiz (1), posait un regard affuté sur la situation française, six mois après l’installation de Macron au pouvoir. « Tous les ingrédients sont réunis d’une dictature de l’argent par une petite caste de nababs sans scrupules » écrivait-il. L’article s’intitulait : « Vivrions-nous dans une dictature qui tairait son nom ? » et se concluait ainsi : « Osons « penser mal » : ce que nous vivons ressemble de plus en plus à l’étouffement mielleux de toute pensée critique, par une dictature feutrée qui sait parfaitement qu’il lui faut taire son nom. »

Deux ans plus tard, Macron s’exclame : « Mais allez en dictature ! Une dictature, c’est un régime où une personne ou un clan décident des lois. Une dictature, c’est un régime où on ne change pas les dirigeants, jamais. Si la France c’est cela, essayez la dictature et vous verrez ! La dictature, elle justifie la haine. La dictature, elle justifie la violence pour en sortir. Mais il y a en démocratie un principe fondamental : le respect de l’autre, l’interdiction de la violence, la haine à combattre. » Ce sont donc les mots précis d’Emmanuel Macron, dans un sophisme du pire. (2)

Quoique l’on pense du Président, cet homme ne s’exprime jamais au hasard. Son intelligence est aigüe, affutée ; sa culture réelle et plus que solide. Lui dénier cela serait une erreur profonde. Mais qu’importe ce qu’il sait ou non de Lacan, de la psychanalyse. Car il reste que la bande de Möbius de ces mots, dans ce cas très particulier, se retournent contre celui qui les prononce.

Dire « une dictature, c’est un régime où une personne ou un clan décident des lois » est un énoncé qui interroge dans le contexte français actuel. Car un régime (la Vè République), une personne (le chef de l’État), un clan (celui d’une majorité parlementaire totalement aux ordres durant une législature) y décident des lois… Mais, dira-t-on à raison pour abonder dans le sens du Président en reprenant ses mots, il est juste qu’« une dictature, c’est un régime où on ne change pas les dirigeants, jamais. » Dans la France de la Vè République, on change les dirigeants. Mais de quels dirigeants parle-t-on ? Car nous avons ce jeu de marionnettes depuis des décennies, où il ne s’agit plus d’un choix de programme et de société : seulement de faire barrage à l’extrême droite, à deux reprises. Ou bien de confier un vote entre les mains de dirigeants qui trahissent leurs promesses, du Chirac et sa « fracture sociale » à Hollande et son « ennemi c’est la finance ». Sans parler de Mitterrand et son virage libéral de 1982, tournant le dos aux engagements de 1971 (Congrès d’Epinay), de 1972 (le Programme Commun), de 1981 (le slogan « Changer la vie »)

Ainsi, depuis 1982, tout change (?) pour que rien ne change dans la dérive libérale autoritaire dont Macron est la phase ultime. Car les vrais dirigeants sont ailleurs : dans le monde de la finance et de l’Europe libérale réunis, relayés par les petits et grands commis, ces missi dominici politiques et médiatiques féroces. Nous sommes donc face à un mur d’une dictature particulière mais clairement identifiée.

Dans ce cadre de peau de chagrin démocratique, la violence tient la Une. Après avoir condamné celle d’une intrusion au siège de la CFDT (dont les images montrent que ce fut plus bon enfant et bien moins dur qu’on le dit), sans avoir jamais condamné les violences des éborgnements et autres graves blessures, le Président affirme : « celles et ceux qui portent cette violence, celles et ceux qui, avec cynisme quelquefois, l’encouragent, celles et ceux qui taisent tout reproche qu’il faut avoir oublient une chose très simple : nous sommes une démocratie. »

Or cette phrase aussi se retourne totalement. Écoutons-là du point de vue du gréviste évacué avec une force brutale, accusé de faute professionnelle voire de sabotage du seul fait d’être en grève. Écoutons-là du point de vue du manifestant inquiet de voir ses droits constitutionnels menacés, car se retrouvant nassé, gazé, voire chargé. Écoutons-là du point de vue du Gilet Jaune éborgné, mis en garde à vue sans raison juridique, traîné devant les tribunaux pour « port d’arme par destination » imaginaire, condamné lourdement pour des motifs ténus (si vous n’en êtes pas convaincu, allez voir les attendus des innombrables procès !) Alors il est clair que «  celles et ceux qui portent cette violence » se trouvent du côté du pouvoir.

De plus, ces derniers mots n’évoquent en rien la responsabilité de ce pouvoir dans la montée des tensions, dans le refus – durant plus d’un an – de reconnaître, sans même parler de stopper, les violences policières, comme dans l’absence de tout dialogue et le remplacement de la négociation par une pseudo concertation.

Ancrés dans notre contexte à vif, les paroles du Président sont graves, très graves. Elles ne sont en rien celles du rassemblement : le « rassembleur » ment. Pire : cette fois, il donne un poids politique très fort, articulé à l’idée des « deux camps » jeté à la figure d’une citoyenne en colère par un Préfet de police méprisant (3). Il divise au risque réel, inévitable, conscient, d’avoir formulé à vif la vision macroniste. Déjà annoncée dans son livre programmatique, « Révolution », elle se retourne contre l’idée même véhiculée par le titre – car c’est d’une contre-révolution qu’il s’agit. Déjà exprimée dans la version anxiogène d’entre les deux tours de la présidentielle de 2017 – « moi ou le chaos » – cette assertion n’est plus opératoire : c’est bien sa politique, libérale autoritaire, favorable aux seuls super-riches, qui précipite le chaos.

« Mais il y a en démocratie un principe fondamental : le respect de l’autre, l’interdiction de la violence, la haine à combattre. » C’est juste en soi. Or ce respect n’est plus assuré par les forces du désordre, cette violence est celle des rapports sociaux capitalistes et cette haine de classe des macronistes s’étale ad nauseam partout, y compris sous des dehors de chattemite de discours ministériels aussi mensongers que lénifiants et profondément pervers.

Retour de la lutte de classe ? Non : exacerbation et mise à nu de ce qui n’a cessé d’exister, de sourdre, d’être nié – et qui explose à la face d’une société hébétée par la violence de la classe dirigeante. Dans un contexte où, éventuellement, le seul parallèle historique pourrait être la situation politique de 1850-1851, juste avant le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte, ce premier Président de la République élu au suffrage universel.

Alors ? Il est temps de revenir aux fondamentaux, déjà exprimés par Dom Helder Camara (4) en son temps – et d’une brûlante actualité : « Il y a trois sortes de violence. La première, mère de toutes les autres, est la violence institutionnelle, celle qui légalise et perpétue les dominations, les oppressions et les exploitations, celle qui écrase et lamine des millions d’hommes dans ses rouages silencieux et bien huilés. La seconde est la violence révolutionnaire, qui naît de la volonté d’abolir la première. La troisième est la violence répressive, qui a pour objet d’étouffer la seconde en se faisant l’auxiliaire et la complice de la première violence, celle qui engendre toutes les autres. Il n’y a pas de pire hypocrisie de n’appeler violence que la seconde, en feignant d’oublier la première, qui la fait naître, et la troisième qui la tue. »

  • Article de l’Humanité (8 janvier 2018)

https://www.humanite.fr/blogs/dicta-macron-vivrions-nous-dans-une-dictature-qui-tairait-son-nom-648341

  • Article de « 20 minutes » (24 janvier 2020)

https://www.20minutes.fr/societe/2702699-20200124-essayez-dictature-verrez-emmanuel-macron-colere-face-critiques-politique

(3) Le 17 novembre dernier, « oubliant » son devoir de neutralité, le préfet de police de Paris, Didier Lallement, répondit à une femme qui l’interpellait : « nous ne sommes pas dans le même camp, madame… »

(4) Dom Helder Camara (1909-1999) était un archevêque brésilien qui fit de la lutte contre la pauvreté son combat quotidien dans le Brésil de la dictature militaire. « Je nourris un pauvre et l’on me dit que je suis un saint. Je demande pourquoi le pauvre n’a pas de quoi se nourrir et l’on me traite de communiste. »

mediapart ; Blog : Le blog de Marc Dumont