Les méfaits de l’agriculture industrielle
À consulter le site du 57e Salon de l’Agriculture, on ne peut qu’être frappé par l’obstination avec laquelle on nous présente l’évolution de l’agriculture comme le produit d’un processus quasi-naturel. Certes le nombre d’agriculteurs diminue de façon on ne peut plus « préoccupante », mais le secteur reste « dynamique » grâce à quantité d’innovations « de pointe » et des jeunes générations toujours mieux formées, œuvrant aussi bien dans la conquête des marchés extérieurs, la croissance d’un secteur « bio » performant ou le développement de produits du terroir d’excellente qualité. Rien de nouveau donc sous le soleil, au moins en apparence, car en réalité, les campagnes n’ont jamais cessé depuis 1945 d’être soumises à d’incessantes « révolutions silencieuses ».
L’industrialisation de l’agriculture
La dernière en cours – la financiarisation de l’économie couplée à la révolution numérique – contribue chaque jour à accélérer le productivisme, en agriculture comme ailleurs, et à nous rapprocher ainsi du moment où la colère sociale et l’impasse écologique deviendront intenables. En attendant, comme l’écrivait déjà il y a plus de trente ans le philosophe Paolo Virno, « les modes de production qui se sont succédé dans la longue durée se représentent synchroniquement presque à la manière d’une Exposition Universelle »[1]. Ou d’un Salon de l’Agriculture est-on tenté d’ajouter.
C’est en effet une cohabitation schizophrénique des modes de production qui caractérise aujourd’hui l’agriculture française.
On a, d’un côté, des agriculteurs productivistes, dont la fraction la plus « avancée » construit maintenant des fermes-usines avec de gros appuis financiers, tandis que l’autre, la majorité en fait des agriculteurs, est en crise permanente, subit des revenus négatifs, et se fait éliminer ou s’autoélimine au nom du tri des plus « performants ». Performants voulant dire désormais de plus en plus robotisés, numérisés, dépendants de la concurrence sur les marchés et des multinationales de l’amont et de l’aval. Certains tentent bien de décélérer, de réduire les intrants chimiques, d’opérer des reconversions, mais cela n’est pas facile et ne remet pas en cause, de toute façon, le système dans son ensemble.
Et de l’autre côté, on rencontre une frange minoritaire de paysans, soutenus par des consommateurs solidaires, conscients des enjeux d’environnement ou de santé, qui mettent en œuvre l’agriculture paysanne, bio, les circuits courts, et fournissent des produits de qualité pour certaines catégories de la population, souvent aisées. Formant pour l’heure des îlots de productions alternatives, ils vivent généralement mieux que les agriculteurs productivistes – quoique chichement ! – mais ils font aussi face à toutes sortes de difficultés : le manque de soutiens financiers publics, la multiplication des normes bureaucratiques, environnementales ou sanitaires qui en empêche plus d’un de travailler, la raréfaction des terres agricoles qui ne cesse de s’aggraver.
Cette situation soulève au moins trois questions, qu’il faut lucidement se poser :
- la forte médiatisation dont bénéficient, par rapport à leur poids réel en terme de producteurs ou de consommateurs concernés, les îlots d’agriculture paysanne n’a-t-elle pas pour effet de masquer à l’opinion les tendances lourdes du productivisme, soutenues par tous ceux qui, gouvernants et multinationales en tête, souhaitent poursuivre et accélérer l’industrialisation de l’agriculture ?
- cette cohabitation schizophrénique est-elle durable ? Les fermiers-usiniers ne vont-ils pas, à terme, devenir le modèle hégémonique, comme c’est déjà le cas dans bien d’autres pays ? Et ce d’autant plus rapidement que des départs massifs à la retraite s’annoncent : 50% des exploitants vont quitter le métier dans les 10 ans, avec seulement une nouvelle installation pour deux ou trois départs…
- un véritable changement de cap, encourageant réellement voire généralisant le modèle de l’agriculture paysanne, est-il encore envisageable et à quelles conditions ?
Il y a fort à parier qu’aucune de ces questions, pourtant cruciales, ne sera réellement débattue. Et ce, pour au moins deux raisons.
Pour nos dirigeants, chaque jour moins légitimes et plus adeptes de la méthode Coué que de l’expertise et de la rationalité dont ils se revendiquent, l’ »ancien monde » laisse petit à petit place au « nouveau monde » et à la « gouvernance » qui permet, croient-ils, d’accompagner la « transition », qu’elle soit politique, sociale ou écologique.
Au sein de la nébuleuse contestataire, chaque jour davantage active et en ébullition, il n’est pas encore clair pour tous qu’il faille sortir de l’agriculture à plusieurs vitesses et du « petit geste » à la Pierre Rhabi pour engager une véritable rupture avec le productivisme capitaliste, nécessitant une transformation complète des institutions supranationales, nationales ou locales. L’impasse est donc dans les esprits autant que dans les champs, et l’on peut raisonnablement prédire que les tensions et les radicalisations vont aller en s’aggravant.
Pierre Bitoun et Yves leconte ; marianne.net
[1] Paolo Virno, Opportunisme, cynisme et peur. Ambivalence du désenchantement, Éditions de l’éclat, Paris, 1991, p. 19.