Je vais commencer par vous raconter une histoire.
Au mois d’août 1940, alors que la Luftwaffe écrasait Londres sous les bombes, les politiciens bourgeois britanniques ont eu beaucoup de réticences à ouvrir le métro pour que la population puisse s’y réfugier. Il a fallu l’intervention de la gauche –peu importe laquelle– pour qu’ils cèdent à ce besoin élémentaire. Par intervention, il faut bien entendu entendre des prises de position, mais aussi des actions directes et une mobilisation. À ce moment particulier, l’Angleterre impériale qui ne savait plus à quel saint se vouer a été contrainte de céder à la pression populaire et à demander l’« aide » de son prolétariat pour faire face aux bombes et à l’hypothèse d’une invasion nazie.
N’ayez crainte, je ne me suis pas trompé de discussion et j’imagine que vous avez entrevu le sens de ce rappel historico-métaphorique rapporté à la crise sanitaire à laquelle nous sommes confronté·es. C’est bel et bien de l’épidémie de coronavirus et de « nos » tâches que je voudrais dire quelques mots.
Petit rappel
Il y a quelques mois, avant que ne s’engage la bataille pour la défense des retraites, dans la lutte sur la question des urgences et des moyens de l’hôpital public, certains collectifs de défense de l’hôpital se disaient prêts à élaborer le budget de l’hôpital. Revendiquer l’élaboration du budget, c’est d’une certaine manière revendiquer le pouvoir. Quelque part, il s’agissait de revendiquer le pouvoir pour les citoyen·nes, le droit d’évaluer les besoins et d’organiser la distribution des soins et la gestion des ressources.
La crise du système de santé n’a évidemment pas disparu avec la crise sanitaire. Bien au contraire. Non parce que le gouvernement ne fait rien, mais parce que ce qu’il fait est tardif, peu cohérent, faible et peu intelligible. Une raison à cela : ce gouvernement porte (avec ses prédécesseurs) la responsabilité de la dégradation des moyens que la société aurait pu se donner pour parer à une telle éventualité –prévisible depuis des années– parce que ses décisions butent systématiquement sur le « mur de l’argent ». La crise sanitaire est liée à l’organisation capitaliste de la société et en particulier de la santé publique.
Dans ces conditions, pouvons-nous nous ridiculiser avec ceux qui pensent que tout cela n’est qu’une diversion du pouvoir, une sorte de coup monté ? Pouvons-nous nous contenter de ricaner devant l’inconsistance et les divisions de l’Union européenne ? Pouvons-nous nous contenter de dire « Macron des sous » ? Pouvons-nous nous contenter (même si c’est juste) de demander, mesure élémentaire, la « suspension du processus législatif sur la retraite à points » ? Enfin, pouvons-nous nous en remettre en confiance aux mesures prises par les patrons et l’État ?
Quelques observations
Il y a quelques jours, à la télé, le ministre de l’économie, Bruno Lemaire, découvrait « avec stupeur » que la pénurie de masques et de gel hydro-alcoolique se traduisait par une hausse des prix. Il a fait l’étonné et les gros yeux et annoncé l’encadrement des prix. Cette pénurie et cette spéculation ne seraient donc pas le produit d’un système mais une sorte de catastrophe naturelle, un peu comme les sauterelles…
À peu près au même moment, la multinationale pharmaceutique française –Sanofi– qui fabrique en Chine le paracétamol envisageait une restructuration de la production en la rapatriant en partie. On découvre donc –y compris dans les sphères dominantes– que la mondialisation capitaliste avec son lot de délocalisations des productions de première nécessité pouvait poser quelques problèmes, pour l’essentiel d’ailleurs en termes de profitabilité.
Alors que l’épidémie se développait dans l’Oise et que le patient 0 avait été identifié sur la base aérienne de Creil après avoir participé à la mission de rapatriement sanitaire française à Wuhan, aucune mesure de confinement n’avait été prise. Pourtant, s’il y a un lieu facile à confiner et à consigner, c’est bien une caserne. Pourquoi une telle décision ?
Dans Le Monde, un virologue nous a expliqué que ses crédits de recherche sur le coronavirus avaient été transférés après 2008 sans concertation scientifique –et donc démocratique– sur un autre poste…
On pourrait multiplier les exemples de l’incurie des pouvoirs dits publics. Non pas que la réponse à la situation soit simple et univoque. Mais ce qui est clair, c’est que la gestion capitaliste et la santé publique ne font pas bon ménage et que de débat de congrès cette antinomie est désormais sur la place publique.
Que faire et que dire ?
Une telle crise sanitaire appelle, me semble-t-il, à la fois des mesures de pouvoir et une prise en charge démocratique. Le gouvernement des capitalistes, les destructeurs du service public, les technocrates et les adeptes des mesures liberticides doivent se voir opposer une autre logique. Celle du mouvement social et de la gauche qui ont construit la Sécurité sociale, l’hôpital public et la recherche publique que les gouvernements successifs n’ont eu de cesse de freiner, de détourner, de démanteler ; sans oublier les alternatives qui ont été produites et expérimentées par ce même mouvement social.
Il est donc nécessaire de dire des choses concrètes qui répondent à la fois aux problèmes réels et à l’inquiétude et qui soient aussi porteuses d’alternatives. C’est précisément dans des moments comme celui que nous vivons actuellement que le mouvement social et les forces avec lesquelles il peut s’allier doivent réaffirmer leur capacité et leur disponibilité à « gérer » une telle crise autrement et mieux que le pouvoir.
Après les Gilets jaunes et le mouvement sur les retraites, la pandémie a ouvert un nouveau front de crise politique. Par parenthèse, il me semble assez peu politiquement intelligent de déclarer au président Macron qu’on « ne manquera pas à la solidarité qui s’impose », comme la gauche parlementaire a pu le faire ; c’est au mieux d’une banalité extrême et au pire la démonstration de l’absence d’une politique de gauche indépendante, alors même que la crise ouverte par la pandémie met à nu les responsabilités de la mondialisation capitaliste et l’irresponsabilité de ses fondés de pouvoir.
C’est donc le moment de sortir notre arsenal programmatique et de demander, par exemple, la réquisition des entreprises de santé, le contrôle sur les stocks et la distribution des masques, la mise en place d’un office public du médicament, et bien entendu le rétablissement des postes de travail supprimés dans l’hôpital public, etc. C’est aussi le moment de mettre avant des mesures d’accompagnement liées aux mesures de confinement et de prévention :
- Prise en charge systématique des salarié·es contaminé·es en accident de travail ;
- Indemnisation à 100% en cas de chômage partiel ;
- Prise en charge à 100% des arrêts de travail pour la garde des enfants ;
- Droit de retrait permettant la réorganisation des activités et l’obtention des moyens de précaution (au Musée du Louvre, notamment, l’action « de retrait » a permis que des congés soient accordés aux salariés et que du matériel de protection soit fourni) ;
- Organisation par les intéressé·es (CHSCT/CSE, délégué·es du personnel, etc.) sur les lieux de travail des mesures barrières à prendre ;
- Contrôle par les instances représentatives du personnel, les intersyndicales, etc. du respect des dispositions du Code du travail qui « impose à l’employeur de prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et la protection de la santé de son personnel ».
- Communication indépendante par les instances représentatives du personnel sur les mesures prises, sur la situation épidémique, sur les décisions patronales et gouvernementales ; par exemple, le syndicat SUD-Solidaires du nettoyage de Toulouse, encore lui, a publié à destination des équipes syndicales et des élu·es une « Note » intitulée « Épidémie, entreprise et actions syndicales ». Sur 4 pages, il est rappelé le « risque », les « mesures de protection individuelles », les « mesures de protection collectives », les dispositions en matière d’arrêt de travail et leurs limites, le « droit de retrait ». Le document rappelle également le rôle des élu·es du CSE-CHSCT, les modalités du déclenchement du « droit d’alerte », le rôle du CSE dans la « planification des congés », et les actions possibles en matière de prises de mesures collectives. Sans oublier, bien entendu, la défense du droit de circulation syndicale sur les chantiers.
- Sans oublier de poser la question du sort des salarié·es et des entreprises qui vont mettre la clé sous la porte à l’issue de l’épidémie.
Il y a, c’est évident, beaucoup d’autres mesures à mettre en œuvre et à revendiquer. Ce n’est pas le lieu de les détailler ici et d’autres le feront plus adéquatement.
La question qui nous est posée est donc la suivante : « Devons-nous –pour paraphraser une citation–, nous adapter passivement à la fortune des décisions des États » ?
La réponse devrait être « Non, bien sûr ». Nous devrions donc agir en marchant sur deux pieds :
1) Répondre au mieux à la crise sanitaire en mobilisant les savoir-faire et les capacités d’initiatives ;
2) Transformer la crise sanitaire, sociale, économique, politique et institutionnelle en faisant la démonstration que la santé publique est une question trop importante pour être laissée aux mains des néolibéraux.
Je terminerai par une nouvelle référence militaire : à propos de la crise économique et de la tempête déclenchée par le Covid-19, on cite volontiers le général états-unien Douglas MacArthur qui déclarait : « Les batailles perdues se résument en deux mots : trop tard ! ». Il ne s’agit évidemment nullement ici de catastrophisme, mais de redire qu’il est plus que temps que nous disions à la société que ses affaires ne peuvent être bien traitées que par elle-même. Pour cela, il nous faut articuler engagement direct dans la bataille sanitaire, alternatives, contrôle et autogestion. La crise sanitaire (sans parler des autres) nous fournit, si je puis dire, l’occasion de faire une critique pratique du pouvoir capitaliste.
Patrick Silberstein, 11 mars 2020