La pandémie du Covid-19 est une crise sanitaire, économique et sociale globale d’un niveau exceptionnel.
Peu d’événements historiques peuvent lui être comparés, du moins à l’échelle des dernières décennies. Cette tragédie, dès maintenant, est une épreuve pour toute l’humanité. Épreuve au double sens du mot : douleur, risque et danger d’une part ; test, évaluation, jugement de l’autre. Ce que la pandémie met à l’épreuve, c’est la capacité des organisations politiques et économiques à faire face à un problème global lié aux interdépendances individuelles, autrement dit qui touche à la vie sociale la plus élémentaire. Comme une dystopie qui serait devenue réalité, ce que nous vivons laisse entrevoir ce qui, avec le changement climatique, attend l’humanité dans quelques décennies si la structure économique et politique du monde ne change pas très rapidement et très radicalement.
Une réponse étatique à une crise globale ?
Première observation : ici ou là, on mise volontiers sur la souveraineté de l’État national pour répondre à l’épidémie globale, et ceci de deux façons plus ou moins complémentaires et articulées selon les pays : d’une part, on compte sur lui pour prendre des mesures autoritaires de limitation des contacts avec notamment la mise en place de « l’état d’urgence » (déclarée ou non), comme en Italie, en Espagne ou en France ; d’autre part, on attend que l’État protège les citoyens de « l’importation » d’un virus venant de l’étranger. Discipline sociale et protectionnisme national seraient les deux axes prioritaires de la lutte contre la pandémie. On retrouve là les deux faces de la souveraineté de l’État : domination interne et indépendance externe.
Seconde observation : on compte également sur l’État pour aider les entreprises de toutes tailles à passer l’épreuve en leur apportant l’aide et les garanties sur les crédits dont elles auraient besoin pour ne pas faire faillite et conserver autant que possible leur main d’œuvre. L’État n’a plus aucun scrupule à dépenser sans limite pour « sauver l’économie » (whatever it takes), alors qu’hier encore il opposait à toute demande d’augmenter les effectifs des hôpitaux et le nombre de lits dans les services d’urgence le respect obsessionnel des contraintes budgétaires et des limites de l’endettement public. Les États semblent aujourd’hui redécouvrir les vertus de l’intervention, du moins lorsqu’il s’agit de soutenir l’activité des entreprises privées et de garantir le système financier[1].
Ce brutal changement de pied, que l’on aurait tort de confondre avec la fin du néolibéralisme, pose une question centrale : le recours aux prérogatives de l’État souverain, à l’intérieur comme à l’extérieur, est-il de nature à répondre à une pandémie qui touche aux solidarités sociales élémentaires ?
Ce que nous avons vu jusqu’à présent ne laisse pas d’inquiéter. La xénophobie institutionnelle des Etats s’est manifestée au moment même où l’on prenait conscience de la dangerosité létale du virus pour l’humanité entière. C’est en ordre parfaitement dispersé que les Etats européens ont apporté les premières réponses à la propagation du coronavirus. Très vite, la plupart des pays européens, notamment d’Europe centrale, se sont enfermés derrière les murs administratifs du territoire national pour protéger les populations du « virus étranger ». La carte des pays qui se sont cloîtrés les premiers recouvre d’ailleurs significativement celle de la xénophobie d’État. Orban a vendu la mèche : « Nous menons une guerre sur deux fronts, celui de la migration et celui du coronavirus, qui sont liés parce qu’ils se propagent tous les deux avec les déplacements »[2]. Le ton a été vite donné au niveau européen et mondial : chacun des Etats doit se débrouiller seul, à la grande joie de toutes les extrêmes droites européennes et mondiales. Le plus abject a été l’absence de solidarité avec les pays les plus touchés. L’abandon de l’Italie à son sort par la France et l’Allemagne, qui ont poussé l’égoïsme jusqu’à refuser d’y envoyer du matériel médical et des masques de protection, a sonné le glas de l’Europe construite sur la base de la concurrence généralisée entre pays.
Souveraineté étatique et choix stratégiques
Le 11 mars, le directeur général de l’Organisation mondiale de la santé, Tedros Adhanom Ghebreyesus, déclarait que nous avions affaire à une pandémie, et s’inquiétait vivement de la rapidité de la propagation du virus et du « niveau alarmant d’inaction » des Etats. Comment expliquer cette inaction ? L’analyse la plus convaincante a été fournie par l’experte des pandémies, Suerie Moon, codirectrice du Centre de santé globale de l’Institut de hautes études internationales et du développement : « La crise que nous traversons montre la persistance du principe de la souveraineté étatique dans les affaires mondiales. (…) Mais rien d’étonnant. La coopération internationale a toujours été fragile, mais elle l’est encore plus depuis environ cinq ans avec l’élection de leaders politiques, notamment aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, qui aspirent à se retirer de la globalisation. (…) Sans la perspective globale que fournit l’OMS, on court à la catastrophe. (…) Elle rappelle ainsi aux leaders politiques et de la santé à travers la planète que l’approche globale de la pandémie et la solidarité sont des éléments essentiels qui incitent les citoyens à agir de manière responsable. »[3] Aussi fondées et justes que soient ces remarques, elles omettent de rappeler que l’Organisation mondiale de la santé depuis plusieurs décennies a été financièrement affaiblie et laissée aux mains de financeurs privés (80% de son financement provient de dons privés d’entreprises et de fondations). Malgré cet affaiblissement, l’OMS aurait pu dès le début servir de cadre de coopération dans la lutte contre la pandémie, non seulement parce que ses informations étaient fiables depuis début janvier mais aussi parce que ses recommandations de contrôle radical et précoce de l’épidémie étaient pertinentes. Pour le directeur général de l’OMS le choix d’abandonner le test systématique et le traçage des contacts, qui ont bien réussi en Corée ou à Taïwan, a constitué une erreur majeure qui a contribué à répandre le virus dans tous les autres pays.
Derrière ce retard il y a des choix stratégiques. Des pays comme la Corée ont choisi le dépistage systématique, l’isolement des porteurs du virus et la « distanciation sociale ». L’Italie a adopté assez tôt la stratégie de confinement absolu pour stopper l’épidémie, comme cela avait été fait auparavant en Chine. D’autres pays ont beaucoup trop attendu pour réagir, faisant le choix fataliste et crypto-darwinien d’une stratégie dite « d’immunité collective » (herd immunity). La Grande Bretagne de Boris Johnson a dans un premier temps suivi la voie de la passivité, tandis que d’autres de façon plus ambiguë ont tardé à prendre des mesures restrictives, notamment la France et l’Allemagne, sans parler des Etats-Unis. Tablant sur une « atténuation » ou un « retardement » de l’épidémie par aplatissement de la courbe des contaminations, ces pays ont renoncé de facto à la garder sous contrôle dès le début par le dépistage systématique et le confinement général de la population comme cela avait le cas à Wuhan et dans la province de Hubei. Cette stratégie d’immunité collective suppose d’accepter que 50 à 80 % de la population soit contaminée selon les prévisions des dirigeants allemands et du gouvernement français. Cela revient à accepter la mort de centaines de milliers, voire de millions de personnes supposées les « plus fragiles ». L’orientation de l’OMS était pourtant claire : les Etats ne devaient pas abandonner le dépistage systématique et le traçage des contacts des personnes testées positives.
Le « paternalisme libertarien » en temps d’épidémie
Pourquoi les Etats n’ont-ils accordé qu’une très faible confiance dans l’OMS et surtout pourquoi ne lui ont-ils pas attribué un rôle central dans la coordination des réponses à la pandémie ? Sur le plan économique, l’épidémie en Chine a tétanisé les pouvoirs économiques et politiques car arrêter la production et les échanges ne s’était jamais vu à cette échelle et aurait entraîné une crise économique et financière d’une gravité exceptionnelle. Les hésitations en Allemagne, en France et encore plus aux Etats-Unis tiennent au fait que les gouvernements ont choisi de maintenir le plus longtemps possible l’économie en marche, ou plus exactement à leur volonté de garder la main sur l’arbitrage entre impératifs sanitaires et impératifs économiques en fonction de la situation constatée « au jour le jour » sans s’attacher aux prévisions les plus dramatiques pourtant connues d’eux. Ce sont les projections catastrophiques de l’Imperial College, selon lesquelles le laisser faire entraînerait des millions de morts, qui ont fait basculer les gouvernements entre le 12 et le 15 mars, c’est-à-dire déjà très tard, vers la solution du confinement généralisé[4].
C’est là qu’intervient l’influence très néfaste de l’économie comportementale et de la théorie du « nudge » sur la décision politique[5]. On sait maintenant que la « nudge unit » qui conseille le gouvernement britannique a réussi à imposer la théorie selon laquelle les individus trop vite contraints par des mesures sévères se lasseraient et relâcheraient leur discipline au moment où celle-ci serait le plus nécessaire lorsque le pic épidémique serait atteint. Depuis 2010 l’approche économique de Richard Thaler exposée dans son livre Nudge est censée inspirer la « gouvernance efficiente » de l’État[6]. Elle consiste à inciter les individus, sans les contraindre, à prendre les bonnes décisions par des « coups de pouce », c’est-à-dire par des influences douces, indirectes, agréables et optionnelles, sur un individu qui doit rester libre de ses choix. Ce « libertarian paternalism » en matière de lutte contre l’épidémie s’est traduit par deux orientations : d’une part le refus de la contrainte sur la conduite individuelle et la confiance dans les « gestes barrière » : se tenir à distance, se laver les mains, s’isoler si l’on tousse, et ceci dans son propre intérêt. Le pari de l’incitation douce et volontaire était risqué, il ne s’appuyait sur aucune donnée scientifique prouvant sa pertinence en situation épidémique. Il a conduit à l’échec que l’on sait. Il convient de rappeler que cela a été aussi le choix des responsables français jusqu’au samedi 14 mars. Macron s’était jusque-là refusé à prendre des mesures de confinement car, disait-il le vendredi 6 mars, « si on prend des mesures qui sont très contraignantes, ce n’est pas tenable dans la durée ». A la sortie du théâtre où il est allé ce même jour avec son épouse, il déclarait : « La vie continue. Il n’y a aucune raison, mis à part pour les populations fragilisées, de modifier nos habitudes de sortie ». Derrière ces propos qui paraissent aujourd’hui irresponsables, on ne peut s’empêcher de penser que l’option du paternalisme libertarien était aussi une manière de différer les mesures draconiennes qui allait nécessairement affecter l’économie.
Souveraineté de l’Etat ou services publics ?
L’échec du paternalisme libertarien a conduit les autorités politiques à un virage impressionnant, mais que l’on commençait à percevoir dès la première allocution présidentielle du 12 mars avec l’appel à l’unité nationale, à l’union sacrée, à la « force d’âme » du peuple français. La deuxième allocution de Macron le 16 mars a été encore plus explicite dans le choix de la posture et de la rhétorique martiales : l’heure serait à la mobilisation générale, à « l’abnégation patriote », puisque « nous sommes en guerre ». Désormais c’est la figure de l’État souverain qui se manifeste de la façon la plus extrême mais aussi la plus classique, celle du glaive qui va frapper un ennemi « qui est là, invisible, insaisissable, qui progresse ».
Mais il y avait une autre dimension dans son allocution du 12 mars, qui n’a pas manqué de surprendre. Emmanuel Macron s’est soudainement et presque miraculeusement mué en défenseur de l’Etat-providence et de l’hôpital public, allant jusqu’à affirmer l’impossibilité de tout réduire à la logique du marché. Nombre de commentateurs et d’hommes politiques, dont certains situés à gauche, se sont empressés de saluer dans cette prise de position une reconnaissance de la fonction irremplaçable des services publics. Somme toute, on aurait là une forme de réaction différée à l’interpellation à laquelle avait donné lieu sa visite à la Pitié Salpêtrière le 27 février dernier : au professeur de neurologie qui réclamait de sa part un « choc d’attractivité » en faveur des hôpitaux, Macron aurait fini par apporter une réponse positive, au moins dans le principe. Que les annonces faites à cette occasion relèvent très largement du trompe l’œil et ne remettent pas en cause les politiques néolibérales méthodiquement poursuivies depuis des années, voilà qui a été d’emblée reconnu[7]. Il y a plus. Au cours de cette même conférence, le Président a reconnu que « déléguer notre alimentation, notre protection, notre capacité à soigner, notre cadre de vie au fond à d’autres » était une « folie » et qu’il fallait « en reprendre le contrôle ». Cette invocation de la souveraineté de l’Etat-nation a été saluée de divers bords, y compris par les néofascistes du RN. La défense des services publics se confondrait ainsi avec celle des prérogatives de l’Etat : soustraire la santé publique à la logique du marché relèverait d’un acte de souveraineté, lequel viendrait corriger les trop nombreuses délégations consenties par le passé à l’Union européenne. Mais est-il si évident que la notion de services publics appelle d’elle-même celle de la souveraineté de l’Etat, comme si la première était fondée sur la seconde et les deux notions indissociables l’une de l’autre ? La question mérite un examen d’autant plus sérieux qu’il s’agit là d’un argument central des partisans de la souveraineté de l’Etat.
Commençons par la question de la nature de la souveraineté de l’Etat. Souveraineté signifie proprement « supériorité » (du latin superanus), mais à l’égard de quoi ? A l’égard des lois et des obligations de toutes sortes qui sont susceptibles de limiter la puissance de l’Etat, tant dans ses relations avec les autres Etats que dans ses rapports avec ses propres citoyens. L’Etat souverain se place au-dessus d’engagements et d’obligations qu’il est libre de contracter et de révoquer à sa guise. Mais l’Etat, considéré comme personne publique, ne peut agir que par ses représentants censés en incarner la continuité au-delà de la durée de l’exercice de leurs fonctions. La supériorité de l’Etat signifie donc dans les faits la supériorité de ses représentants à l’égard des lois, obligations et engagements qui peuvent le lier durablement. Et c’est cette supériorité qui est élevée au rang de principe par tous les souverainistes. Cependant, pour déplaisante que cette vérité soit à leurs oreilles, ce principe vaut indépendamment de l’orientation politique des gouvernants. L’essentiel est que ceux-ci agissent en qualité de représentants de l’Etat, quelle que soit l’idée qu’ils se font de la souveraineté de l’Etat. Les délégations successivement consenties par les représentants de l’Etat français en faveur de l’UE l’ont été souverainement, la construction de l’UE ayant procédé dès les premiers pas de la mise en œuvre du principe de la souveraineté de l’Etat. De la même manière, le fait que l’Etat français, comme tant d’autres en Europe, se soit soustrait à ses obligations internationales en matière de défense des droits humains relève d’une logique de souveraineté : la déclaration des défenseurs des droits humains fait obligation aux Etats de créer un environnement sain et protecteur pour ces défenseurs, mais les lois et les pratiques des Etats signataires, particulièrement celles de la France à la frontière qu’elle partage avec l’Italie, violent ces obligations internationales. La même remarque doit être faite à propos des obligations climatiques dont s’émancipent allègrement les Etats au gré de leurs intérêts du moment. En matière de droit public interne, l’Etat n’est pas non plus en reste. Ainsi, pour nous en tenir au cas français, les droits des Amérindiens de Guyane sont déniés au nom du principe de la « République une et indivisible », expression qui nous renvoie là encore à la sacro-sainte souveraineté de l’Etat. En définitive, cette dernière est l’alibi permettant aux représentants de l’Etat de s’exempter de toute obligation légitimant un contrôle de la part des citoyens.
Gardons ce point à l’esprit, il va nous aider à expliciter le caractère public des services dits « publics ». C’est le sens du mot « public » qui doit retenir ici toute notre attention. On s’avise trop peu souvent du fait que, dans cette expression, « public » est absolument irréductible à « étatique ». Car le publicum ici désigné renvoie non à la seule administration étatique, mais à la collectivité tout entière en tant qu’elle est constituée de l’ensemble des citoyens : les services publics ne sont pas les services de l’Etat au sens où l’Etat pourrait en disposer à sa guise, ils ne sont pas non plus une projection de l’Etat, ils sont publics en ce qu’ils sont « au service du public ». Ils relèvent en ce sens d’une obligation positive de l’Etat à l’égard des citoyens. Autrement dit, ils sont dus par l’Etat et les gouvernants aux gouvernés, loin d’être une faveur que ferait l’Etat aux gouvernés, comme la formule d’« Etat-providence », polémique car d’inspiration libérale, donne à l’entendre. Le juriste Léon Duguit, théoricien majeur des services publics, l’avait fait remarquer dès le début du XXe siècle : c’est la primauté des devoirs des gouvernants envers les gouvernés qui constitue le fondement de ce que l’on appelle le « service public ». A ses yeux, les services publics constituent, non une manifestation de la puissance de l’Etat, mais une limite du pouvoir gouvernemental. Ils sont ce par quoi les gouvernants sont les serviteurs des gouvernés[8]. Ces obligations qui s’imposent aux gouvernants, s’impose également aux agents des gouvernants et ce sont elles qui fondent la « responsabilité publique ». C’est pourquoi les services publics relèvent du principe de la solidarité sociale, qui s’impose à tous, et non du principe de la souveraineté qui est incompatible avec celui de la responsabilité publique.
Cette conception des services publics a certes été refoulée par la fiction de la souveraineté de l’Etat. Mais c’est pourtant elle qui continue de se faire entendre à travers la relation très forte que les citoyens entretiennent avec ce qu’ils tiennent pour un droit fondamental. C’est que le droit des citoyens aux services publics est le strict pendant du devoir de services publics qui incombent aux représentants de l’Etat. C’est ce qui explique que les citoyens des divers pays européens touchés par la crise ont tenu à manifester sous des formes les plus diverses leur attachement à ces services engagés dans le combat quotidien contre le coronavirus : les citoyens de nombreuses villes espagnoles ont ainsi applaudi de leurs balcons les équipes des services sanitaires, quelle que soit par ailleurs leur attitude à l’égard de l’Etat unitaire centralisé. C’est que les deux choses doivent être soigneusement disjointes. L’attachement des citoyens aux services publics, en particulier aux services hospitaliers, n’est en rien une adhésion à l’autorité ou à la puissance publique sous ses différentes formes, mais un attachement à des services qui ont pour finalité essentielle de pourvoir aux besoins du public. Loin de manifester un repli identitaire sur la nation, cet attachement témoigne d’un sens de l’universel qui traverse les frontières et nous rend si sensibles aux épreuves vécues par nos « concitoyens en pandémie », qu’ils soient italiens, espagnols, et finalement européens ou non.
L’urgence des communs mondiaux
On ne peut ajouter foi à la promesse de Macron selon laquelle il serait le premier à mettre en cause « notre modèle de développement » après la crise. On peut même légitimement penser que les mesures drastiques en matière économique répèteront celles de 2008 et viseront un « retour à la normale », c’est-à-dire la destruction de la planète et l’inégalisation croissante des conditions sociales. On doit plutôt craindre dès maintenant que l’énorme facture pour « sauver l’économie » ne soit à nouveau présentée aux salariés et aux contribuables les plus modestes. Pourtant, à la faveur de cette épreuve, quelque chose a changé qui fait que rien ne pourra plus être tout à fait comme avant. Le souverainisme d’État, par son réflexe sécuritaire et son tropisme xénophobe, a fait la preuve de sa faillite. Loin de contenir le capital global, il en aménage l’action en exacerbant la concurrence. Deux choses sont désormais apparues à des millions d’hommes. D’une part, la place des services publics comme institutions du commun capables de mettre en œuvre la solidarité vitale entre humains. D’autre part, le besoin politique le plus urgent de l’humanité, l’institution des communs mondiaux. Puisque les risques majeurs sont globaux, l’entraide doit être mondiale, les politiques doivent être coordonnées, les moyens et les connaissances doivent être partagées, la coopération doit être la règle absolue. Santé, climat, économie, éducation, culture ne doivent plus être considérées comme des propriétés privées ou des biens d’État : ils doivent être considérés comme des communs mondiaux et être institués politiquement comme tels. Une chose est désormais sûre : le salut ne viendra pas d’en haut. Seules des insurrections, des soulèvements et des coalitions transnationales de citoyens peuvent l’imposer aux Etats et au capital.
Pierre Dardot et Christian Laval, auteurs de Commun. Essai sur la révolution au XXI siècle, La Découverte, 2014 (Poche/ La Découverte, 2015), et de Dominer. Enquête sur la souveraineté de l’Etat en Occident, La Découverte, 2020 (à paraître).