L’espoir, au contraire de ce que l’on croit, équivaut à la résignation.
Et vivre, c’est ne pas se résigner.
Albert Camus, Noces
Les idées, disons-nous depuis des lustres, sont épidémiques. Elles circulent de tête en tête plus vite que l’électricité. Une idée qui s’empare des têtes devient une force matérielle, telle l’eau qui active la roue du moulin. Il est urgent pour nous, chimpanzés du futur, écologistes, c’est-à-dire anti-industriels et ennemis de la machination, de renforcer la charge virale de quelques idées mises en circulation ces deux dernières décennies. Pour servir à ce que pourra.
1) Les « maladies émergentes » sont les maladies de la société industrielle et de sa guerre au vivant
La société industrielle, en détruisant nos conditions de vie naturelles, a produit ce que les médecins nomment à propos les « maladies de civilisation ». Cancer, obésité, diabète, maladies cardio-vasculaires et neuro-dégénératives pour l’essentiel. Les humains de l’ère industrielle meurent de sédentarité, de malbouffe et de pollution, quand leurs ancêtres paysans et artisans succombaient aux maladies infectieuses.
C’est pourtant un virus qui confine chez lui un terrien sur sept en ce printemps 2020, suivant un réflexe hérité des heures les plus sombres de la peste et du choléra.
Outre les plus vieux d’entre nous, le virus tue surtout les victimes des « maladies de civilisation ». Non seulement l’industrie produit de nouveaux fléaux, mais elle affaiblit notre résistance aux anciens. On parle de « comorbidité », comme de « coworking » et de « covoiturage », ces fertilisations croisées dont l’industrie a le secret.
« « Les patients souffrant de maladies cardiaques et pulmonaires chroniques causées ou aggravées par une exposition sur le long terme de la pollution de l’air sont moins capables de lutter contre les infections pulmonaires, et plus susceptibles de mourir », alerte Sara De Matteis, professeur en médecine du travail et de l’environnement à l’Université de Cagliari en Italie. C’est principalement dans les grandes villes que les habitants seraient les plus exposés à ce risque1. »
Encore plus efficace : la Société italienne de médecine environnementale a découvert un lien entre les taux de contamination au Covid 19 et ceux des particules fines dans l’air des régions les plus touchées d’Italie. Fait déjà constaté pour la grippe aviaire. Selon Gianluigi de Gennaro, de l’Université de Bologne,
« Les poussières transportent le virus. [Elles] agissent comme porteurs. Plus il y en a, plus on crée des autoroutes pour les contagions2. »
Quant au virus lui-même, il participe de ces « maladies émergentes » produites par les ravages de l’exploitation industrielle du monde et par la surpopulation. Les humains ayant défriché toute la terre, il est naturel que 75 % de leurs nouvelles maladies soient zoonotiques, c’est-à-dire transmises par les animaux, et que le nombre de ces zoonoses ait quadruplé depuis 50 ans3.
Ebola, le SRAS, la grippe H5N1, le VIH, le Covid-19 et tant d’autres virus animaux devenus mortellement humains par le saccage des milieux naturels, la mondialisation des échanges, les concentrations urbaines, l’effondrement de la biodiversité.
La sédentarisation d’une partie de l’espèce humaine et la domestication des animaux avaient permis la transmission d’agents infectieux des animaux aux hommes. Cette transmission s’est amplifiée avec l’élevage industriel, le braconnage, le trafic d’animaux sauvages et la création des parcs animaliers.
La déforestation, les grands travaux, l’irrigation, le tourisme de masse, l’urbanisation, détruisent l’habitat de la faune sauvage et rabattent mécaniquement celle-ci vers les zones d’habitat humain. Ce ne sont pas le loup et la chauve-souris qui envahissent les villes, mais les villes qui envahissent le loup et la chauve-souris.
La société industrielle nous entasse. Dans les métropoles, où les flux et les stocks d’habitants sont régulés par la machinerie cybernétique. La métropole, organisation rationnelle de l’espace social, doit devenir, selon les plans des technocrates, l’habitat de 70 % des humains d’ici 2050.
Leur technotope. Ville-machine pour l’élevage industriel des hommes-machines4.
Entassés sur la terre entière, nous piétinons les territoires des grands singes, des chauves-souris, des oies sauvages, des pangolins. Promiscuité idéale pour les contagions (du latin tangere : toucher). Sans oublier le chaos climatique. Si vous craignez les virus, attendez que fonde le permafrost.
Faut-il le rappeler ? L’humain, animal politique, dépend pour sa survie de son biotope naturel et culturel (sauf ceux qui croient que « la nature n’existe pas » et qui se pensent de pures (auto)constructions, sûrement immunisées contre les maladies zoonotiques). La société industrielle prospère sur une superstition : on pourrait détruire le biotope sans affecter l’animal.
Deux cents ans de guerre au vivant5 ont stérilisé les sols, vidé forêts, savanes et océans, infecté l’air et l’eau, artificialisé l’alimentation et l’environnement naturel, dévitalisé les hommes. Le progrès sans merci des nécrotechnologies nous laisse une Terre rongée à l’os pour une population de 7 milliards d’habitants. Le virus n’est pas la cause, mais la conséquence de la maladie industrielle.
Mieux vaut prévenir que guérir. Si l’on veut éviter de pires pandémies, il faut sortir de la société industrielle. Rendre son espace à la vie sauvage – ce qu’il en reste -, arrêter l’empoisonnement du milieu et devenir des Chimpanzés du futur : des humains qui de peu font au mieux.
2) La technologie est la continuation de la guerre – de la politique – par d’autres moyens. La société de contrainte, nous y entrons.
Nul moins que nous ne peut se dire surpris de ce qui arrive. Nous l’avions prédit, nous et quelques autres, les catastrophistes, les oiseaux de mauvais augure, les Cassandre, les prophètes de malheur, en 2009, dans un livre intitulé À la recherche du nouvel ennemi. 2001- 2025 : rudiments d’histoire contemporaine :
« Du mot « crise » découlent étymologiquement le crible, le crime, l’excrément, la discrimination, la critique et, bien sûr, l’hypocrisie, cette faculté d’interprétation. La crise est ce moment où, sous le coup de la catastrophe – littéralement du retournement (épidémie, famine, séisme, intempérie, invasion, accident, discorde) –, la société mise sens dessus dessous retourne au chaos, à l’indifférenciation, à la décomposition, à la violence de tous contre tous (René Girard, La Violence et le Sacré, Le Bouc émissaire, et toute la théorie mimétique). Le corps social malade, il faut purger et saigner, détruire les agents morbides qui l’infectent et le laissent sans défense face aux agressions et calamités. La crise est ce moment d’inquisition, de détection et de diagnostic, où chacun cherche sur autrui le mauvais signe qui dénonce le porteur du maléfice contagieux, tremblant qu’on ne le découvre sur lui et tâchant de se faire des alliés, d’être du plus grand nombre, d’être comme tout le monde. Tout le monde veut être comme tout le monde. Ce n’est vraiment pas le moment de se distinguer ou de se rendre intéressant. […]
Et parmi les plus annoncées dans les années à venir, la pandémie, qui mobilise aussi bien la bureaucratie mondiale de la santé, que l’armée et les autorités des mégalopoles. Noeuds de communication et foyers d’incubation, celles-ci favorisent la diffusion volontaire ou accidentelle de la dengue, du chikungunya, du SRAS, ou de la dernière version de la grippe, espagnole, aviaire, mexicoporcine, etc. […] Bien entendu, cette « crise sanitaire » procède d’une « crise de civilisation », comme on dit « maladie de civilisation », inconcevable sans une certaine monstruosité sociale et urbaine, sans industrie, notamment agroalimentaire et des transports aériens. […]
On voit l’avantage que le pouvoir et ses agents Verts tirent de leur gestion des crises, bien plus que de leur solution. Celles-ci, après avoir assuré pléthore de postes et de missions d’experts aux technarques et aux gestionnaires du désastre, justifient désormais, dans le chaos annoncé de l’effondrement écologique, leur emprise totale et durable sur nos vies. Comme l’État et sa police sont indispensables à la survie en monde nucléarisé, l’ordre vert et ses technologies de contrôle, de surveillance et de contrainte sont nécessaires à notre adaptation au monde sous cloche artificiel. Quant aux mauvais Terriens qui – défaillance ou malfaisance – compromettent ce nouveau bond en avant du Progrès, ils constituent la nouvelle menace pour la sécurité globale6. »
Au risque de se répéter : avant, on n’en est pas là ; après, on n’en est plus là. Avant, on ne peut pas dire ça. Après, ça va sans dire.
L’ordre sanitaire offre une répétition générale, un prototype à l’ordre Vert. La guerre est déclarée, annonce le président Macron. La guerre, et plus encore la guerre totale, théorisée en 1935 par Ludendorff, exige une mobilisation totale des ressources sous une direction centralisée. Elle est l’occasion d’accélérer les processus de rationalisation et de pilotage des sans-pouvoir, au nom du primat de l’efficacité. Rien n’est plus rationnel ni plus voué à l’efficacité que la technologie. Le confinement doit être hermétique, et nous avons les moyens de le faire respecter.
Drones de surveillance en Chine et dans la campagne picarde ; géolocalisation et contrôle vidéo des contaminés à Singapour ; analyse des données numériques et des conversations par l’intelligence artificielle pour tracer les contacts, déplacements et activités des suspects en Israël7. Une équipe du Big Data Institute de l’université d’Oxford développe une application pour smartphone qui géolocalise en permanence son propriétaire et l’avertit en cas de contact avec un porteur du virus. Selon leur degré de proximité, l’application ordonne le confinement total ou la simple distance de sécurité, et donne des indications aux autorités pour désinfecter les lieux fréquentés par le contaminé8.
« Les données personnelles, notamment les données des opérateurs téléphoniques, sont aussi utilisées pour s’assurer du respect des mesures de quarantaine, comme en Corée du Sud ou à Taïwan. C’est aussi le cas en Italie, où les autorités reçoivent des données des opérateurs téléphoniques, ont expliqué ces derniers jours deux responsables sanitaires de la région de Lombardie. Le gouvernement britannique a également obtenu ce type d’information de la part d’un des principaux opérateurs téléphoniques du pays9. »
En France, Jean-François Delfraissy, le président du Comité consultatif national d’éthique et du « conseil scientifique » chargé de la crise du coronavirus évoque l’éventualité du traçage électronique au détour d’un entretien radiophonique.
« La guerre est donc un acte de violence destiné à contraindre l’adversaire à exécuter notre volonté. » Ceux-là même qui n’ont pas lu Clausewitz, savent aujourd’hui que la technologie est la continuation de la guerre par d’autres moyens. La pandémie est le laboratoire du technototalitarisme, ce que les opportunistes technocrates ont bien compris. On ne rechigne pas en période d’accident nucléaire ou d’épidémie. La technocratie nous empoisonne puis elle nous contraint, au motif de nous protéger de ses propres méfaits.
Nous le disons depuis quinze ans : « La société de contrôle, nous l’avons dépassée ; la société de surveillance, nous y sommes ; la société de contrainte, nous y entrons. »
Ceux qui ne renoncent pas à l’effort d’être libres reconnaîtront avec nous que le progrès technologique est l’inverse et l’ennemi du progrès social et humain.
3) Les experts aux commandes de l’état d’urgence : le pouvoir aux pyromanes pompiers
Nous ayant conduit à la catastrophe, les experts de la technocratie prétendent nous en sauver, au nom de leur expertise techno-scientifique. Il n’existe qu’une seule meilleure solution technique, ce qui épargne de vains débats politiques. « Ecoutez les scientifiques ! » couine Greta Thunberg. C’est à quoi sert l’état d’urgence sanitaire et le gouvernement par ordonnances : à obéir aux « recommandations » du « conseil scientifique » et de son président Jean-François Delfraissy.
Ce conseil créé le 10 mars par Olivier Véran10, à la demande du président Macron, réunit des experts en épidémiologie, infectiologie, virologie, réanimation, modélisation mathématique, sociologie et anthropologie. Les prétendues « sciences humaines » étant comme d’habitude chargées d’évaluer l’acceptabilité des décisions techniques – en l’occurrence la contrainte au nom de l’intérêt supérieur de la santé publique.
Excellent choix que celui de Delfraissy, un homme qui vit avec son temps, ainsi que nous l’avons découvert à l’occasion des débats sur la loi de bioéthique : « Il y a des innovations technologiques qui sont si importantes qu’elles s’imposent à nous. […] Il y a une science qui bouge, que l’on n’arrêtera pas.11 »
Ces cinquante dernières années en effet, les innovations techno-scientifiques se sont imposées à nous à une vitesse et avec une violence inégalées. Inventaire non exhaustif : nucléarisation de la planète ; OGM et biologie synthétique ; pesticides, plastiques et dérivés de l’industrie chimique ; nanotechnologies ; reproduction artificielle et manipulations génétiques ; numérisation de la vie ; robotique ; neurotechnologies ; intelligence artificielle ; géo-ingénierie.
Ces innovations, cette « science qui bouge », ont bouleversé le monde et nos vies pour produire la catastrophe écologique, sociale et humaine en cours et dont les progrès s’annoncent fulgurants. Elles vont continuer leurs méfaits grâce aux 5 milliards d’euros que l’Etat vient de leur allouer à la faveur de la pandémie, un effort sans précédent depuis 1945. Tout le monde ne mourra pas du virus. Certains en vivront bien.
On ignore quelle part de ces 5 milliards ira par exemple aux laboratoires de biologie de synthèse, comme celui du Génopole d’Evry. La biologie de synthèse, voilà une « innovation si importante qu’elle s’impose à nous ». Grâce à elle, et à sa capacité à fabriquer artificiellement des organismes vivants, les scientifiques ont recréé le virus de la grippe espagnole qui tua plus que la Grande Guerre en 191812.
Destruction/réparation : à tous les coups les pyromanes pompiers gagnent. Leur volonté de puissance et leur pouvoir d’agir ont assez ravagé notre seule Terre. Si nous voulons arrêter l’incendie, retirons les allumettes de leurs mains, cessons de nous en remettre aux experts du système techno-industriel, reprenons la direction de notre vie.
4) L’incarcération de l’homme-machine dans le monde-machine. L’effet cliquet de la vie sans contact
Le contact, c’est la contagion. L’épidémie est l’occasion rêvée de nous faire basculer dans la vie sous commande numérique. Il ne manquait pas grand-chose, les terriens étant désormais tous greffés de prothèses électroniques. Quant aux attardés, ils réduisent à toute allure leur fracture numérique ces jours-ci, afin de survivre dans le monde-machine contaminé : « Les ventes d’ordinateurs s’envolent avec le confinement. […] Tous les produits sont demandés, des équipements pour des vidéoconférences à l’ordinateur haut de gamme pour télétravailler en passant par la tablette ou le PC à petit prix pour équiper un enfant. Les ventes d’imprimantes progressent aussi.
Les Français qui en ont les moyens financiers sont en train de reconstituer leur environnement de travail à la maison13. »
Nous serions bien ingrats de critiquer la numérisation de nos vies, en ces heures où la vie tient au sans fil et au sans contact. Télétravail, téléconsultations médicales, commandes des produits de survie sur Internet, cyber-école, cyber-conseils pour la vie sous cloche – « Comment occuper vos enfants ? », « Que manger ? », « « Tuto confinement » avec l’astronaute Thomas Pesquet », « Organisez un Skypéro », « Dix séries pour se changer les idées », « Faut-il rester en jogging ? ». Grâce à WhatsApp, « « Je ne me suis jamais sentie aussi proche de mes amis », constate Valeria, 29 ans, chef de projet en intelligence artificielle à Paris14 »
Dans la guerre contre le virus, c’est la Machine qui gagne. Mère Machine nous maintient en vie et s’occupe de nous. Quel coup d’accélérateur pour la « planète intelligente » et ses smart cities15. L’épidémie passée, quelles bonnes habitudes auront été prises, que les Smartiens ne perdront plus. Ainsi, passés les bugs et la période d’adaptation, l’école à distance aura fait ses preuves. Idem pour la télémédecine qui remplacera les médecins dans les déserts médicaux comme elle le fait en ces temps de saturation hospitalière. La « machinerie générale » (Marx) du monde-machine est en train de roder ses procédures dans une expérience à l’échelle du laboratoire planétaire.
Rien pour inquiéter la gauche et ses hauts-parleurs. Les plus extrêmes, d’Attac à Lundi matin, en sont encore à conspuer le capitalisme, le néolibéralisme, la casse des services publics et le manque de moyens. Une autre épidémie est possible, avec des masques et des soignants bien payés, et rien ne serait arrivé si l’industrie automobile, les usines chimiques, les multinationales informatiques avaient été gérées collectivement, suivant les principes de la planification démocratique assistée par ordinateur.
Nous avons besoin de masques et de soignants bien payés. Nous avons surtout besoin de regarder en face l’emballement du système industriel, et de combattre l’aveuglement forcené des industrialistes.
Nous, anti-industriels, c’est-à-dire écologistes conséquents, avons toujours été minoritaires. Salut à Giono, Mumford, Ellul & Charbonneau, Orwell et Arendt, Camus, Saint Exupéry, et à quelques autres qui avaient tout vu, tout dit. Et qui nous aident à penser ce qui nous arrive aujourd’hui.
Puisque nous avons du temps et du silence, lisons et méditons. Au cas où il nous viendrait une issue de secours.
Pièces et main d’oeuvre
Grenoble, 22 mars 2020