Citation d’Alain Damasio
Pour l’auteur de SF, aucune épidémie ne devrait servir d’alibi pour détruire nos libertés. Il s’interroge sur l’après-Covid : on a souvent vérifié que les mesures sécuritaires ne disparaissent pas forcément en même temps que le danger. Et que restera-t-il de nos relations humaines après plusieurs semaines sans contact autre que via les écrans ?
Cela fait bientôt deux décennies qu’Alain Damasio le martèle : la technologie ne remplace rien – ni les embrassades ni la chaleur humaine -, elle simule. Le confinement que nous impose l’épidémie liée au coronavirus ne saurait lui donner plus fortement raison : si les applications de visioconférence n’ont jamais été tant sollicitées, elles ne parviennent pas à nous faire oublier notre solitude. C’est que l’expérience du contact humain, le vrai, dont l’écrivain explorait la richesse dans la Horde du Contrevent (la Volte, 2004), déborde du cadre étriqué de l’écran d’ordinateur. Dans son dernier roman, les Furtifs (la Volte, 2019), l’auteur imagine une société de contrôle invasive à base de drones traqueurs et de géolocalisation permanente. Autant de mesures promues aujourd’hui comme des réponses au Covid-19.
Nous voyons revenir beaucoup de contrôle, policier et technologique, de la part de l’Etat dans la gestion de la crise du Covid-19. Vous prenez régulièrement position contre la société de contrôle : pensez-vous que cette solution est adaptée, temporairement, pour lutter contre le virus ?
C’est une très vaste question en vérité. Epineuse aussi. Mon impression est qu’on mobilise face à cette pandémie les trois techniques décrites par Michel Foucault dans Surveiller et Punir (1975) pour affronter la peste, la lèpre et la variole, et qu’on les applique «en même temps». Le gouvernement nous refile tout le combo, en vrac. La première est la biopolitique des territoires et des populations gérées à base de statistiques, utilisées contre la variole – avec en prime, et en toute modernité numérique, un suivi rétroactif ou temps réel des déplacements par identification et tracking des portables. S’y ajoutent les pratiques propres à la lèpre : l’exclusion clôture (les personnes âgées des Ehpad sont coupées du monde et assignées à mourir seules, on rêve d’exclure des îles les Parisiens qui osent colporter leur viralité supposée, on retranche les malades, etc.). Enfin, on voit l’individualisation forcenée comme face à la peste, avec assignation de chacun à son trou à rats, contrôle et sanction très rigoureuse des moindres déplacements, quadrillage féroce de l’espace urbain…
On touche ici à ce rêve politique magnifiquement décrit par Foucault pour la peste : «Partages stricts ; […] pénétration du règlement jusque dans les plus fins détails de l’existence et par l’intermédiaire d’une hiérarchie complète qui assure le fonctionnement capillaire du pouvoir ; […] assignation à chacun de son « vrai » nom, de sa « vraie » place, de son « vrai » corps et de la « vraie » maladie. La peste [le Covid ?] comme forme à la fois réelle et imaginaire du désordre a pour corrélatif médical et politique la discipline. Derrière les dispositifs disciplinaires, se lit la hantise des « contagions », d e la peste, des révoltes, des crimes, du vagabondage, des désertions, des gens qui apparaissent et disparaissent, vivent et meurent dans le désordre.»
Mais la discipline n’est-elle pas souhaitable pour enrayer la propagation d’un virus qui fait mourir et déstabilise dangereusement les systèmes de santé ?
Est-ce que ces pratiques ultra-disciplinaires, couronnées par un «état d’urgence sanitaire», sanctifiées d’un plan «Résilience» qui vient doubler le plan «Sentinelle» et les vigipirateries existantes, et enfin tartinées d’une flopée d’ordonnances prises dans la pseudo-panique bien comprise pour se donner avant tout les mains libres, sont nécessaires pour contenir la pandémie ? Utiles sans doute. Indispensables ? Absolument pas. Et j’ai envie de répondre par une autre question : est-ce que les lois antiterroristes, qui ont ouvert, depuis Sarkozy, un continuum de régression drastique de nos libertés (d’échanger sans être tracé, de se déplacer, de manifester, d’exprimer des opinions jugées dangereuses, etc.), au nom d’une urgence supposée de la menace, ont été abolies depuis ? Allez, amendées ? Disons restreintes ? D’aucune façon. Est-ce que l’alibi des prétendues violences des gilets jaunes, aboutissant à un recul hallucinant de nos usages démocratiques, a été reconsidéré depuis ? Vous avez la réponse. Donc, méfiance ici. Haute méfiance pour la suite. L’après-Covid.
Vous percevez donc le confinement comme une mesure plus autoritaire que sanitaire ?
Ce que je perçois, très simplement, comme citoyen, c’est que la médecine n’est pas, ou ne devrait pas être, un travail de police. Soigner une pandémie, tous les médecins le disent, c’est d’abord identifier les cas contaminés, donc pratiquer des tests, puis isoler les malades qu’on a dépistés et les soigner.
En France, on n’a d’abord pas été foutus de mettre en place des tests à grande échelle. No comment. On n’a pas su identifier et isoler les malades donc on isole tout le monde, en masse, hop là, circulez ! Euh… non, en fait, circulez pas, restez chez vous, le temps qu’on trouve des masques, qu’on rende opérationnels nos structures de test et qu’on recrée ces lits qu’on a détruits par ignominie budgétaire. Quant à soigner, ben, pourquoi anticiper ou être réactif hein ? Pourquoi tester des médicaments existants qui peuvent marcher pour voir s’ils marchent ? «Confinez-vous, c’est la fin du monde !» aurait dit Coluche. Pour moi, aucune épidémie, aucune cause de mortalité, surtout si peu létale en réalité que le Covid, ne justifiera jamais qu’on en prenne alibi pour détruire nos libertés fondamentales. L’urgence ou la panique ne justifient rien ni personne. Elles devraient au contraire appeler au discernement, au recul, à la sobriété juridique.
Qu’on confine 70 millions de personnes est déjà une aberration qui démontre notre degré d’impréparation sanitaire, notre incapacité à prévenir, tester, soigner. Mettre en scène l’anxiété, la stimuler par des statistiques partielles et cumulatives, en appeler à l’affect si facile à maximiser qu’est la peur, la répandre intensément par une inflation médiatique obscène est une stratégie classique pour faire avaler le tout sécuritaire. Réduire les sorties à un kilomètre de chez soi, interdire les espaces naturels (sans risque aucun de contamination), proscrire tout plaisir pourtant inoffensif et sanctionner les soi-disant incivilités virales est un indice ténu mais probant d’une volonté à peine déguisée de (for) mater les populations. La stupeur initie la peur – qui mute vite en torpeur. Or ces mesures doivent allumer une petite lampe rouge dans nos têtes.
Contrairement à beaucoup de monde, je crois qu’il faut faire confiance aux gens et à leur humanité native. Confiance à leur intelligence des situations. Les abrutis et les inconscients sont une infime minorité. Les gens s’informent, comprennent, agissent, se respectent. Après avoir frappé, blessé et mutilé des milliers de personnes en 2019, la police n’a pas à déterminer en 2020 qui peut sortir, qui peut bouger, jusqu’où et comment. Elle n’a pas à être le bras armé d’une incompétence sanitaire massive. C’est donc à nous de nous organiser, d’activer nos solidarités, de soutenir nos soignants, de décider ce que devra être notre santé demain. Demain ? Dans six semaines environ. Et ce sera à nous de co-vider alors, tous ensemble, celui qui prétend être notre «Coronapoléon fantoche». J’ai hâte, pas vous ?
Qu’apprend-on par le confinement des populations, sur la capacité de la technologie à remplacer les relations humaines en chair et en os ?
Il ne faut pas se mentir. Les technologies de communication restent, d’un point de vue relationnel, un ersatz. C’est-à-dire quelque chose qui remplace l’original – mais en moins bien. Moins ample, moins intense, bien moins engageant, ce qui peut aussi s’avérer hautement confortable, car ce que tout rapport à l’autre peut présenter de dérangeant est filtré par ce «technococon». Des études ont montré que dans un échange en face-à-face, 70 % de ce qui passe de l’un à l’autre relèvent du non-verbal. Ce qui signifie en creux qu’un échange par texto, par chat, sur un fil de conversation ou par courriel transmet à peine un tiers de ce qu’un dialogue véritable peut faire passer. Il y manque les sourires, les mimiques, les inflexions d’une voix, le charme, la tension. On peut rétorquer que les applis vidéo compensent une partie de ce manque ; mais la vidéo ruine aussi les trois dimensions, aplatit les visages, altère la voix, élimine les parfums, le toucher, la chaleur, supprime le magnétisme d’une présence. On se comporte comme si le fait de pouvoir véhiculer le contenu informatif de l’échange suffisait à assurer l’échange, peu ou prou. Et, au fond, à le remplacer. Mais la techno ne remplace rien : elle simule. Elle opère la simulation d’une relation par des artefacts numériques, simulation auquel notre cerveau s’efforce de croire et dont nous lui demandons de compenser la carence physique. Ce qui reste n’est pas vide, bien sûr, n’est pas toujours déceptif. Mais cela ne prend souvent sens et épaisseur que parce qu’on connaît déjà très bien, dans le monde réel, la personne avec laquelle on échange, et parce qu’on habite et remplit, par cette présence mémorisée, la froideur des mots échangés ou la platitude de l’image qui s’agite mollement sur l’écran.
Les appels nous permettent-ils pas tout de même de garder le lien avec nos proches, et ne nous procurent-ils pas de la joie ?
Ce manque de rapport incarné, on le ressent encore peu, je pense, parce que le confinement n’a que deux semaines. Il va être intéressant d’éprouver ce manque dans la durée, sentir les amis dont l’absence fera des trous dans nos cœurs, le frère ou la sœur en creux, les parents trop fantomatiques. Toutes ces présences qui nous étaient si familières, si bien ancrées, mais qu’aucun Skype ne va compenser vraiment. Le philosophe argentin Miguel Benasayag dit une chose très belle sur l’absence et sa conjuration foireuse par le téléphone portable : que seule l’absence véritable et assumée nous permet de reconstruire l’autre en nous, de le faire à nouveau exister dans sa plénitude. La fausse fusion distanciée des applis visuelles salit ça, l’interdit même, un peu comme la vidéo d’un anniversaire cristallise en faux ce qui reste et finit au fond par parasiter le vrai souvenir organique du moment.
Mais je comprends qu’il faille être pragmatique en ces temps confinés ! Sans les réseaux, les quarantaines seraient féroces et même vertigineuses dans leur silence social. L’isolement 2020 est allégé par la circulation des infos, des blagues, des mèmes, des coucous sympas. La vitesse lumière nous donne une sensation de fulgurance, de ping-pong ultra-réactif, tout part et revient vite, on se vit urbi et orbi, et cette fluidité de circulation spirituelle nous sauve et nous émancipe un peu de nos corps bloqués.
Qu’est-ce que cela nous dit des prédictions d’un futur tout interfacé, promu par la science-fiction cyberpunk ?
Franchement, ce que vivent plus de 3 milliards d’humains en ce moment, confinés chez eux, est un pur laboratoire d’anthropologie SF ! Une dystopie inespérée pour les créateurs de fiction, une sorte de précipité chimique IRL de nos romans ! L’écrivain Serge Lehman a dit un jour que la science-fiction était l’art de réifier la métaphore. On y est : la métaphore est devenue réelle, et on vit à l’intérieur. Ça sonne comme un crash-test de nos capacités à vivre par techno-procuration. Un nombre incroyable de récits SF sont fondés sur ce paradigme presque usé : isolement imposé, huis-clos abyssal, prisons high-tech, monades urbaines, corps immobilisés et fixité physique – le tout conjuré par la mobilité simulée et quasi infinie des réseaux, l’empuissantement psychique des interfaces, la virtualité libératrice et piégeuse à la fois.
On mesure parfois mal à quel point ces récits de libération par le virtuel ressortent d’un désir extrêmement ancien et puissant, peut-être aussi vieux que Sapiens : à savoir le désir de subvertir nos cadres ontologiques. Notre condition «platement» humaine. Une sorte d’antique désir d’être dieu. La virtualité offerte par le tout interfacé nous désincarcère de l’actualisé de nos vies. Vous n’êtes plus condamné au ici maintenant, hic et nunc : vous pouvez être everywhere anytime, partout le temps. Vous n’êtes plus assigné à un seul corps avec ses limites – la souffrance, la lenteur, la fatigue, le vieillissement, la mort : vous pouvez mourir et renaître, be respawn, être démultiplié, plus fort, plus rapide, outillé, transhumain.
Une virtualisation à laquelle nous nous accoutumons pourtant bien…
Notre cerveau est une fantastique intelligence artificielle de réalité augmentée qui s’accommode des simulations, même très imparfaites (coucou Minecraft) pour faire exister un monde habitable, «hantable» et y évoluer avec une certaine jouissance. L’interface, les écrans, les surfaces, les applis, les casques s’imposent comme des extensions de nos corps. La vitre de nos smartphones est devenue un empire qu’on manipule et caresse pour qu’il nous rende compte du monde à travers lui.
En ce moment, en confinement, on touche à une forme d’acmé du tout interfacé. Et ça durera au moins deux mois. On va apprendre in vitro. On va découvrir ce que ça fait quand 90 % du temps éveillé est médié. Que l’interface remplace nos face-à-face à 95 %. Qu’est-ce qu’on devient ? Qu’est-ce que ça détruit et recompose ? Jusqu’où peut-on plonger dans la matrice sans aucun Morpheus pour nous en arracher ? On frôle doucement ce que les humains en couveuse de Matrix vivent. Sans besoin de machines totalitaires. La machine virale a suffi
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