Dans une courée lilloise

Habitat modeste mais modèle en temps de confinement

 De la rue, la courée est insoupçonnable. Qui dirait qu’ils sont une cinquantaine à être confinés derrière la banale porte à digicode, dans une forme de communauté joyeuse ? À Lille (Nord), on compte encore dans les 200 courées, survivantes des destructions massives des habitats ouvriers insalubres menées dans les années 1970. Elles sont toutes sur le même modèle, des courettes à cul-de-sac, avec une seule entrée, où se blottissent des maisonnettes construites au cœur des îlots. Bien planquées, cela fait leur charme aujourd’hui.

Un passage sombre, puis s’épanouit la cour, une allée plutôt, cent mètres de long, cinq mètres de large, bordée de chaque côté de ces maisons étroites, 25 aujourd’hui, 28 autrefois. Télétravail au soleil, l’enfant de la voisine joue à quelques mètres de là, sabre laser en plastique de Star Wars menaçant l’air, et des grimpantes, clématites ou vignes, passent d’une maison à l’autre, traversent la cour et lui donnent un air de beau jardin.

Voici donc un « stigmate identitaire » de l’ancienne métropole textile du Nord, comme le dit une étude universitaire sur le sujet, signée de Philippe Guignet. Le vieil historien, bientôt 72 ans, reconnaît que le mot est peut-être un peu fort, inspiré par le regard des hygiénistes et philanthropes du XIXe siècle, mais il se dit « très étonné qu’on exalte les courées aujourd’hui. C’étaient des trous de misère. » Le stigmate visité se porte plutôt bien, et sort son épingle du jeu en cette période de confinement, habitat populaire et dense, mais communautaire sans l’être trop.

Un chat s’installe en père peinard dans son abri, bricolé en hauteur, une espèce de nid pour félin. Celui-là n’est pas du genre chasseur, « un merle venait boulotter ses croquettes », rit Anne, venue discuter sur le pas de sa porte. Avant, elle vivait en immeuble, elle a vu la différence : « J’étais tout le temps le nez dans mon boulot », constate-t-elle. « Ici, quand je rentre, les voisins sont là, on discute, si on en a envie. » Les soirées filent ainsi. « Il faut accepter la promiscuité pour vivre ici, être proche des autres, avec qui on n’est pas forcément d’accord, qui ne pensent pas pareil, constate Antoine, urbaniste de métier. C’est une forme de contrat social. »

Le confinement empêche désormais les visites chez les uns et chez les autres, et plus personne de l’extérieur n’entre dans la cour. Pourtant, avec le printemps, c’est normalement le temps des apéros avec les amis, où se joignent ceux de la courée au rythme des envies et des affinités. Chaque maison a sa table ou sa chaise sortie dehors. Au moins un mètre les sépare. « On fait gaffe aux distances de sécurité », note Jérémy, son voisin. « D’habitude, on est tous agglutinés autour d’un feu », quand le froid tombe. Rive gauche, comme ils disent en se marrant, les maisonnettes ont deux étages, un de plus que celles d’en face, de la rive droite. Elles sont de toute façon petites, 20 m2 au sol, et une seule pièce par étage.

Dans cette courée-là, qui préfère rester anonyme, la majorité des maisons sont habitées par leurs propriétaires. C’est un avantage, elles ont été rénovées avec soin. Quelques locataires, deux étudiantes qui co-partagent et qui sont rentrées se confiner chez leurs parents. Ces deux-là partagent peu la vie de groupe. Personne ne leur en veut. La courée, on la vit comme on le souhaite, chevillée au corps, ou de façon plus distante. Devant la télé sortie pour la finale de la Coupe du monde de foot. Ou chez soi, porte fermée et lumière allumée au premier, pour signifier son envie de ne pas être dérangé.

En ces temps de coronavirus, à 20 heures pile, chaque soir, la courée danse, sur un morceau choisi par Jérémy. Décharge de stress. Certains viennent masqués à ce rendez-vous, parce qu’ils continuent à travailler, ou ne viennent pas du tout, pour ne pas ramener le virus dans la courée. C’est le cas de Julie* (son prénom a été modifié), éducatrice spécialisée auprès de jeunes placés et donc confinés en internat. « Ils ne respectent pas toujours les distances de sécurité », soupire-t-elle. Elle pose ce fardeau dans la discussion collective, qui devient plus sérieuse : les uns s’inquiètent pour leur intermittence, avec tous les spectacles annulés en cascade, des heures qui ne seront jamais rattrapées ; d’autres subissent des pressions de leur employeur pour travailler à distance malgré un arrêt maladie.

Antoine, l’un des plus anciens résidents, a commencé par louer en 2003, quand il était étudiant. Quand le propriétaire de la courée a décidé de tout vendre, il a racheté sa maison, dans les 50 000 euros, pour un 50 m2. Et bien sûr 1/28e de la cour, propriété et jouissance de tous. Maintenant, il y vit avec sa compagne et sa petite fille, deux ans et demi, yeux très bleus et joues rouges, comme dans les livres d’images. « L’ancien propriétaire avait acheté l’ensemble lorsqu’il était en école de médecine », se rappelle-t-il. Dans les années 1980, quand les courées n’étaient pas aux normes et ne valaient plus grand-chose. Il a rénové, installé les toilettes dans les domiciles, abattu les sanitaires communs au milieu de la cour, les a remplacés par des arbres, des robiniers, sous lesquels on boit le café aujourd’hui.

Les courées ont toujours été un placement immobilier. Leur nombre a explosé au XIXe siècle, pour une population ouvrière obligée de se loger au plus près des manufactures textiles : 120 courées en 1820, 882 en 1911, et dans le même temps, Lille passe de 64 000 à 217 000 habitants, en plein boum de la révolution industrielle. « Il y avait une grande pénurie de foncier, rappelle Philippe Guignet. La petite bourgeoisie – boutiquiers, cabaretiers, agriculteurs – a construit des demeures de fortune à l’arrière des maisons, sur leurs jardins. C’était une spéculation immobilière éhontée. » Hygiène déplorable, mauvaise évacuation des eaux usées, les épidémies de choléra s’y complaisaient.

Aujourd’hui, une maison de courée rénovée peut se vendre jusqu’à 150 000 euros, avec la flambée des prix de l’immobilier à Lille. « La courée s’est boboïsée », remarque Pascal, le mari d’Anne. Avec une homogénéité sociale, travailleurs sociaux, enseignants, artistes, et plus aucun ouvrier.

 « Ce sont les classes moyennes des secteurs public et culturel, qui ont encore des moyens économiques faibles, mais un capital culturel fort, note Yoan Miot, géographe, membre du collectif Degeyter, qui a édité un livre sur la sociologie de Lille. Elles sont caractéristiques de l’embourgeoisement de Lille, de la première vague de gentrification des quartiers populaires. Elles vont valoriser un mode de vie fondé sur un esprit de village. » La courée, avec son espace partagé, correspond à ces désirs, mais elle n’est pas une forme idéale en soi. « Les courées peuvent être très fortement dysfonctionnelles », alerte-t-il, surtout dans des situations de pauvreté et d’insalubrité, comme cela peut exister à Roubaix, par exemple.

Vincent Bougamont, directeur général de La fabrique des quartiers, la société métropolitaine de requalification de l’habitat ancien, abonde : « Elle peut en effet décupler les conflits de voisinage. La courée offre une opportunité, à condition que les gens se mobilisent et aient conscience du bien commun. » Une certitude, la courée a su résister au passage des siècles, et offre un cadre intermédiaire, entre individuel et collectif, qui va bien à la crise. Jérémy résume, en un trait : « L’enfer, ce n’est pas les autres ! »

mediapart