Le secret médical en question
À compter du 11 mai, tous les cas positifs ou suspects de Covid-19 seront dépistés et isolés, ainsi que tous leurs cas contacts. Pour conduire cette politique de santé publique, l’État construit un système d’information nominatif.
Comme prévu, le ministre de la santé Olivier Véran a présenté, aux côtés du premier ministre, le plan de déconfinement qui entrera en vigueur à compter du lundi 11 mai.
Les indicateurs qui vont guider le déconfinement basculent doucement du rouge au orange puis au vert. L’occupation des lits d’hôpitaux par des malades du Covid-19 reste élevée en Île-de-France, dans le Grand Est et en Bourgogne Franche-Comté, et ce seul indicateur justifie le maintien de ces régions en zone rouge.
Les deux autres indicateurs incitent plutôt à un optimisme prudent. Le déconfinement restait conditionné à un dispositif de test enfin capable de dépister tous les cas de Covid-19 suspects et toutes les personnes contact.
Plus de deux mois après le début de cette crise sanitaire, « la France est prête à dépister massivement », a déclaré Olivier Véran, en présentant une carte de France intégralement verte. Sur le dernier critère, celui de la circulation active de l’épidémie, le vert gagne aussi : seuls persistent en rouge Paris, l’Oise et Mayotte.
Mais cette dernière carte n’a en réalité pas une grande signification, car elle est simplement basée sur les « suspicions de cas de Covid-19 » aux urgences. La première fois que le directeur général de la santé Jérôme Salomon l’a présentée, le 1er mai, le Lot était apparu en rouge, ses habitants n’en sont pas revenus.
C’est seulement à partir du 11 mai que la France aura aussi une vision claire de l’épidémie de Covid-19. « Nous changeons de politique de santé, explique Tania Kandel, médecin de santé publique à Aubervilliers. Avant, on disait aux malades de rester chez eux tant qu’ils allaient bien, au risque de contaminer leurs proches. Désormais, on doit les convaincre de venir consulter aux premiers symptômes, pour qu’ils soient testés. En cas de test positif, on va chercher à remonter les cas contact, pour les tester à leur tour. L’objectif est de remonter et de casser les chaînes de transmission, afin d’éviter une deuxième vague. » Mais cela exige « de la confiance », prévient Tania Kandel.
Seulement, la confiance n’est pas le sentiment le plus immédiatement inspiré par un appareil de l’État centralisateur, empêtré dans une grave crise sanitaire où il n’a brillé ni par ses capacités d’anticipation, ni par sa transparence.
Nous nous sommes procuré l’instruction ministérielle définitive, co-écrite par les ministères de la santé et de l’intérieur, visant à créer un « continuum opérationnel unissant la chaîne dépistage-traçage-isolement ». Un graphique résume cette complexe chaîne des opérations, impliquant de nombreux acteurs.
Le « traçage » des cas de Covid-19 se fait selon trois niveaux. Le premier est celui des médecins généralistes ou hospitaliers qui, lorsqu’ils reçoivent un patient avec des symptômes caractéristiques du Covid-19, doivent lui prescrire un test de dépistage, ou encore des masques. Mais ils seront aussi chargés de « tracer » les cas contacts, à l’intérieur de la famille, autour de ce patient 0. Ces cas contacts se voient aussi prescrire des masques et un test de dépistage. Tous doivent se confiner pour quatorze jours.
En deuxième niveau intervient l’assurance-maladie, chargée de rappeler le « patient 0 », et de l’interroger pour élargir le cercle de ses cas contacts, au-delà de la famille.
En troisième niveau interviennent les agences régionales de santé (ARS), qui se concentreront sur les cas complexes : les cas de Covid-19 en « milieu collectif », comme les établissements sociaux et médico-sociaux, les prisons ou encore les « clusters ».
Au premier niveau de ce dispositif, Jacques Battistoni, président de MG France, le principal syndicat de médecins généralistes, se montre satisfait : « Le médecin généraliste trace les cas contacts, dans la mesure du possible, dans le cadre de son travail habituel : il interroge le patient sur ses conditions de vie, son entourage familial, dans un dialogue en confiance. L’objectif est d’abord de l’aider à protéger sa famille. »
Pour ce premier niveau d’enquête, le médecin généraliste libéral va percevoir un forfait de 55 euros, gonflé de 2 à 4 euros en fonction du nombre de contacts renseignés au-delà du cercle familial.
Au deuxième niveau, celui de l’assurance-maladie, c’est l’incrédulité. Selon des documents internes que nous nous sommes procurés, les caisses primaires d’assurance maladie vont devoir mobiliser entre 4 000 et 6 500 agents, 7 jours sur 7, de 8 heures à 19 heures.
Tous les types de métiers seront sollicités : des médecins, des infirmières, mais aussi des agents d’accueil, qui seront chargés à leur tour de tracer les cas contacts. « Nous avons privilégié des personnes avec un profil médical », assure l’assurance-maladie, en réponse à nos questions.
Furieux, les syndicats CGT et FO de l’assurance-maladie dénoncent dans un communiqué commun « un coup de force, réalisé au mépris des règles les plus élémentaires du droit du travail ». Surtout, ce « dispositif est contraire aux missions de la sécurité sociale, dont le rôle n’est pas de ficher les assurés sociaux en fonction de leur maladie, ni d’établir des listes des personnes ayant été en contact avec des malades », estiment les syndicats.
Au niveau 3, celui des ARS, le travail de traçage attendu est au contraire « habituel » : « Au terme de traçage, je préfère celui de recherche de sujet contact, explique Thierry Fouéré, président du Syndicat des médecins inspecteurs de santé publique, affilié à l’Unsa (SMISP-Unsa). C’est de l’épidémiologie d’intervention. On en fait régulièrement, par exemple en cas d’épidémie de rougeole, ou au moment des crises sanitaires du SRAS ou d’Ebola, La difficulté aujourd’hui, c’est le volume des interventions, que l’on a du mal à mesurer. »
Mais quelle que soit l’ampleur des cas à suivre, dans cette épidémie, les médecins de santé publique de l’ARS ne sont « pas assez nombreux : seulement 220, alors que nous étions 350 en 2010, à la création des ARS, rappelle Thierry Fouéré. Faute de moyens humains, on doit donc se concentrer sur le niveau 3 d’intervention. L’élargissement du nombre de professionnels qui vont faire ce travail aux niveaux 1 et 2, qui relève de nos missions, nous inquiète. Est-ce que la qualité de l’investigation de ces cas et sujets contact sera au rendez-vous ? Est-ce qu’ils seront bien encadrés par des médecins, soumis au secret professionnel ? On attend d’être rassurés ».
« Soigner n’est pas ficher »
En réponse à nos questions, l’assurance-maladie l’assure : « L’ensemble des personnels habilités » à conduire ces investigations sont « soit du personnel médical et paramédical, soit des salariés habitués et formés à traiter des données sensibles dans le respect de la confidentialité ».
Mais pour les syndicats FO et CGT, « ce dispositif remet en cause le secret médical et le secret professionnel ». Car à ce dispositif est adossé un système d’information, le Sidep (système d’information de dépistage), partagé entre tous ses acteurs, où seront indiqués les noms, les adresses, les numéros de téléphone de tous les cas de Covid-19 suspects, avérés ou contacts, ainsi que le résultat de leurs tests de dépistage, renseignés par les biologistes.
Ce système d’information est crée par l’article 6 du projet de loi prorogeant l’état d’urgence sanitaire et complétant ses dispositions, en cours de lecture, et qui devrait être adopté dans le week-end.
Pour le Syndicat de la médecine générale, « soigner n’est pas ficher. L’éthique des médecins n’est pas à vendre », dénonce-t-il dans un communiqué le 5 mai. À ses yeux, le dispositif de traçage « n’est pas de la santé publique, et si les médecins suivent, ils.elles trahiront leur éthique professionnelle ». Car « nulle part n’est fait mention de la question du secret médical, qui est donc allègrement bafoué ».
Pour Mathilde Boursier, membre de ce syndicat, ce fichier ne peut pas être comparé à un fichier classique de l’assurance maladie, « car il comprend un diagnostic », celui du Covid-19, alors que l’assurance maladie ne collecte que des données sur le remboursement de médicaments ou d’examens médicaux. Ce dispositif ne sert pas à ses yeux un intérêt de santé publique parce qu’il « crée de la suspicion, les gens vont avoir peur de nous parler ».
Elle s’interroge aussi : « À qui vont être transmises ces données médicales ? Ces personnes sont-elles également soumises au secret ? » Sur la possible exploitation des données, par des assureurs ou des sociétés privées, elle considère que « les garde-fous ne sont pas là. À l’époque du sida, les malades s’étaient battus pour que leur diagnostic reste confidentiel », rappelle-t-elle.
Cette lecture n’est pas celle des principaux représentants des médecins généralistes. Le Collège de médecine générale, qui est une voix forte de la profession, affirme au contraire : « Il s’agit bien d’une nécessité scientifique, humaine et éthique que de s’efforcer à prévenir les cas contacts de leur potentiel sur-risque infectieux, afin de leur permettre de prendre leurs dispositions pour protéger leur entourage et la population. »
Mais l’association relève la principale difficulté avec ce recueil de données : en l’état actuel de l’écriture du projet de loi, le consentement du malade n’est pas recherché. Sur ce point, le Collège de médecine générale prend ses distances avec le législateur : « Tout médecin, fidèle à ses engagements déontologiques, s’efforcera de recueillir ce consentement pour chaque personne concernée. »
Le président du premier syndicat de médecin généraliste, Jacques Battistoni, est sur une même ligne de soutien à cette politique de tracing : « Les données renseignées dans ce fichier, au niveau médical, s’arrêtent simplement au diagnostic de Covid-19. L’objectif est de casser les chaînes de contamination. Ces données nominatives n’ont pas d’intérêt en elles même. »
Pour lui, le rôle du médecin généraliste est de « gagner la confiance de la population, en lui faisant que ce travail de traçage protège tout le monde ». Dans sa pratique, il note aussi que « les patients ont très peur d’une nouvelle vague. Ils craignent que “les autres” fassent n’importe quoi. On a besoin d’un dispositif solide pour rassurer la population ». Il se félicite que l’isolement des patients reste volontaire, que le gouvernement ait exclu la contrainte.
Le traçage des cas de Covid-19 est expérimenté depuis quelques jours en Île-de-France par des équipes COVISAN montées par l’Assistance publique – Hôpitaux de Paris. Le dispositif est plus ambitieux que celui mis au point par l’État. Car des équipes interviennent au domicile des cas positifs ou suspects de Covid-19.
La commune d’Aubervilliers, en Seine-Saint-Denis, est partenaire du projet. Tania Kandel, médecin de santé publique au sein de la ville, coordonne l’expérimentation localement, en lien avec le centre hospitalier universitaire d’Avicenne à Bobigny.
« Nous recevons les patients dans un site dédié. Ils nous sont envoyés par les urgences ou des professionnels de santé libéraux. On leur propose un test et on commence à évaluer leur cadre de vie, à les questionner sur leurs cas contacts. Puis on leur propose une visite au domicile, pour les sensibiliser sur site aux gestes barrières. Et on prélève sur place les cas contacts familiaux. Il y a beaucoup de refus de la visite à domicile, souvent parce que ces personnes vivent dans des conditions difficiles. »
Dans ce cas, les cas contacts sont invités à se déplacer pour être testés : « On les attend, on a confiance. » À tous est distribué « un kit de protection composé de masques et de gel hydro-alcoolique ».
Pour cette médecin, le dispositif de l’État est incomplet : « Passer uniquement par le médecin généraliste est insuffisant, car une partie de la population ne le fréquente pas. » A fortiori dans cette ville très pauvre de Seine-Saint-Denis, qui compte « 37 % d’étrangers, avec des problèmes d’accès aux droits énormes, parfois sans papiers ».
Certains vivent dans des endroits à risque de contamination : des foyers de travailleurs surpeuplés, des squats de migrants. « On ne peut pas attendre qu’ils viennent à nous, il faut aller vers eux », insiste-t-elle.
Les équipes mobiles sont constituées de « médecins, d’infirmières, mais aussi de médiateurs sociaux, d’assistantes sociales, explique Tania Kandel. On a aussi des bénévoles qui viennent du monde associatif. La diversité de ces profils est très importante ».
Elle raconte le cas d’un habitant d’un foyer de travailleur présentant des symptômes caractéristiques du Covid-19 : « Il parlait mal le français. Sans l’intervention du médiateur social, qui parle sa langue, il n’aurait jamais accepté une solution d’hébergement pour s’isoler des autres habitants du foyer. »
La médecin de santé publique n’est pas choquée par le partage de données d’ordre médical au sein de l’équipe de COVISAN : « C’est un secret médical partagé entre des personnes qui participent à une même prise en charge médicale. Au sein du centre municipal de santé, on travaille déjà de cette façon. » Ce partage de données entre les professionnels d’une même équipe de soins est en effet autorisé par la loi.
À la différence du dispositif de l’État, COVISAN est « fondé sur le volontariat et repose sur le consentement exprès du patient au partage d’informations de nature médicale », indique la communication de l’AP-HP. « Toutes les personnes impliquées, et notamment les bénévoles qui signent une convention à cette fin, sont soumises à une obligation de confidentialité dans l’exercice de leurs missions », précise encore l’AP-HP.
La médecin de santé publique Tania Kandel regrette l’usage du terme de « brigade » d’enquêteurs, employé d’abord par le président du Conseil scientifique Jean-François Delfraissy, puis repris par le premier ministre. Elle le récuse même : « C’est un terme malheureux, militaire. Déjà qu’il y a un manque de confiance de la population dans l’action de l’État, c’est délétère. Une approche de santé publique n’est en aucun cas répressive. »
https://www.mediapart.fr/journal/france/070520/tracage-des-cas-suspec