Lettre à mon père et sa génération

Ecoutez-nous !

Papa, je ne te demande rien de plus que d’essayer de nous comprendre.

Accepte d’être dépassé par les messages que l’on porte, écoute-nous et respecte nos combats. La lutte est devenue ma vie et tu ne peux le renier sans me perdre. Ma colère est celle d’une génération, rien ne nous arrêtera et les conseils des vieux sages n’y changeront rien.

« Tais-toi ! Tu n’as pas à me tenir tête, je suis ton père et tu me dois le respect. Fais bien attention à toi, je me souviendrai de cette soirée, je te le garantis ! » Tels ont été tes mots en ce soir de rupture. Censurant et menaçant, tu as refusé de m’écouter. Jamais nos débats, aussi animés soient-ils, n’avaient atteint ce niveau de violence. Je m’accrochais à l’espoir de te faire entendre raison, tandis que ta seule intention était de me faire taire. Nous avons tous les deux échoué : je ne me suis pas tu et tu ne m’as pas entendue. Aujourd’hui j’ai compris : le message que j’essayais de porter t’était irrecevable. Pourtant, mon espoir reste intact et je t’en conjure, Papa, tu dois m’écouter.

Tu m’as fait grandir avec l’idée que si je ne pensais pas, les autres le feraient pour moi. Aussi, je crois m’être toujours appliquée à réfléchir, analyser, me positionner et défendre ma pensée.

Mais alors que s’est-il passé ce soir-là ? Pourquoi n’as-tu pas supporté mon avis, mes arguments, mes idées ?

Papa, j’écris ces lignes en reconnaissant mes torts. J’aurais dû choisir d’autres mots, j’aurais dû contenir ma colère et ma propre violence, j’aurais dû considérer la dimension invraisemblable de mes paroles pour un homme de ta génération. J’y ai manqué et je le regrette. Je vais tenter de me corriger.

J’ai passé mon enfance à t’écouter, maintenant je suis adulte et je te demande d’en faire autant. Ma pensée n’est pas marginale, elle est commune à une grande partie de ma génération. Rien ne pourra la stopper, pas même l’ignorance. Aux côtés de mes amis de lutte, j’en fais le serment : l’heure viendra où celle-ci sonnera comme une évidence aux yeux de tous, y compris de ceux qui présentement, par leur indifférence méprisante, tentent d’étouffer nos voix. Il s’agit là d’une vérité indéniable : tu ne peux répudier la pensée de toute une jeunesse ; et en l’occurrence celle de tes enfants.

« L’ensemble des écosphères et de la biodiversité, humanité inclue, est en danger »

L’écologie en laquelle je crois n’est pas une lubie, elle est un combat devenu par nécessité le cœur de ma vie. J’utilise le terme « combat » non pas par esprit guerrier, mais pour correspondre à une réalité qui, me semble-t-il, t’a quelque peu échappé. L’ensemble des écosphères et de la biodiversité, humanité inclue, est en danger.

Toi qui aimes les chiffres, en voici quelques-uns : 50 000 espèces ont disparu en vingt ans, et la Terre a perdu 60% de ses animaux sauvages en quarante ans. Le déclin de la biodiversité est en chute libre, non pas à cause du réchauffement climatique (dont les conséquences actuelles n’en sont que les prémices), mais de la pollution et bétonisation des sols. D’ailleurs, les forêts africaines et latino-américaines sont respectivement détruites à hauteur de 18%, tandis que 30% des forêts océaniques et asiatiques est dévasté. L’air devient peu à peu irrespirable car empli de substances toxiques, les océans s’acidifient, les sécheresses sont de plus en plus intenses, les inondations et les tremblements de terres de plus en plus réguliers.

Ces données sont d’autant plus effrayantes quand on réalise que nous n’y avons que peu d’influence directe. En effet, il a été calculé que nous, citoyennes et citoyens français, n’étions responsables que de 1% des émissions de carbone, là où 100 multinationales en produisent 70%. Le réchauffement climatique est en perpétuelle augmentation : des chercheurs du CNRS l’estiment à +7 degrés d’ici 2100. Si leurs dires se confirment, on peut d’ores et déjà anticiper une sixième extinction de masse.

Chaque génération a ses combats, sans doute as-tu eu les tiens. Mais pour ma génération, les choses semblent différentes. Nous n’avons pas eu le choix, la lutte écologiste s’est imposée à nous comme une exigence vitale, telle une condition à remplir pour continuer à vivre. Papa, tu dois comprendre que notre instinct de survie nous pousse à la révolte.

Au détour d’une conversation, tu m’avais confié qu’avoir des enfants constituait le sens principal de ta vie. Fonder une famille et participer à notre éducation t’avaient fait toucher à quelque chose de plus grand, de plus absolu. Tu décrivais ta paternité comme une prolongation de toi-même, la garantie de laisser une trace et d’accéder à une certaine forme d’immortalité.

À 21 ans, le désir d’avoir des enfants est ancré en moi, mais cela représente également un rêve inaccessible, bousculé et compromis par la situation de notre monde. Le combat écologiste m’apparaît comme étant l’unique moyen de pouvoir accéder à la concrétisation de mon rêve de maternité : la lutte et la victoire d’abord, les enfants et la famille ensuite.

Pour une écologie radicale, intégrale et révolutionnaire 

L’écologie que je défends s’attaque à l’ensemble des systèmes de domination, et c’est pourquoi je la définis comme radicale. N’aie pas peur de ce mot, il ne signifie rien d’autre que le fait de traiter le mal à la racine. La radicalité n’est pas le radicalisme.

En outre, pour le combat écologiste, la racine du mal est notre économie capitaliste. Le capitalisme est l’incarnation même de l’injustice, c’est pourquoi il nous faut le détruire. Par sa marchandisation du vivant, par sa hiérarchisation des êtres, il est le principal coupable de l’état de notre monde. L’écologie est fondamentalement anticapitaliste car on ne peut simultanément préserver et capitaliser la vie. L’un et l’autre sont incompatibles.

Néanmoins, je te l’accorde, les choses sont davantage complexes. Notre monde s’appuie sur des systèmes de domination, divisant la population en deux castes différentes : les oppresseurs et les opprimés. Le capitalisme en fait partie, mais il n’est pas isolé. Aux quatre coins du globe, la suprématie s’exerce : celle des riches sur les pauvres, mais aussi celle des blancs sur les noirs, celle des hommes sur les femmes, celle des adultes sur les enfants, celle des majoritaires sur les minoritaires. Je te laisse observer de quel côté tu es, de quel côté nous sommes.

Je t’ai parlé du ravage écologique, je vais à présent t’exposer les conséquences criminelles de ces systèmes de domination sur la vie. Je sais que remettre en cause le capitalisme touche chez toi quelque chose de personnel, c’est pourquoi cette idée t’est inaudible. Mais tu dois t’y ouvrir car nous ne t’attendrons pas.

Avant toute chose, je veux te préciser que je n’attaque pas ton individualité en tant que telle, ni même ta petite entreprise, bien au contraire. Je défends le principe que ces systèmes sont si puissants que tant qu’ils subsisteront, aucun d’entre nous ne sera en mesure de vivre sans en graisser les rouages. Ta vie et ta réussite se sont fondées sur les bases de ces systèmes, tu es parvenu à te tenir relativement à l’écart de la misère provoquée par ces dominations et c’est ce qui fait de toi, de nous, des privilégiés.

Tu dois l’entendre : les trois quarts de l’humanité sont privés de l’abondance de notre monde. Partout, les droits humains sont violés : pour un jean produit par l’industrie vestimentaire Zara vendu à 54 euros en France, la couturière Bangladaise l’ayant conçu ne touchera que 25 centimes d’euros.

37 000 personnes meurent de faim chaque jour, pourtant, selon la FAO, il suffirait de 23 milliards de dollars pour éradiquer définitivement la faim dans le monde. Paradoxalement, il est estimé qu’entre 60 et 80 milliards d’euros échappent au fisc français chaque année, tandis que plus de 560 milliards de dollars sont investis annuellement dans la publicité !

L’exploitation des écosystèmes et des matières premières naturelles est le moteur de l’industrie capitaliste : la production de marchandises banalise l’utilisation de produits chimiques, polluant et contaminant l’eau, elle-même privatisée et devenue imbuvable. 2,6 millions de personnes meurent de soif, et 92% de l’eau utilisée sur la planète l’est par l’agro-industrie.

Notre monde est injuste, que tu le veuilles ou non. Il ne suffit pas de dire « aimons-nous les uns les autres » pour qu’il en soit ainsi. Tu me dis redouter la guerre ? Ô que je partage ta crainte. J’aurais aimé pouvoir vivre sereinement dans un monde apaisé. Seulement, on ne peut demander la paix lorsque l’on appartient à une caste favorisée. Car pour le noir assassiné par la police, pour la femme dont l’enfant est mort de faim, pour le paysan à qui on a volé les terres, la guerre est déjà là.

Et moi, au milieu de ce chaos général, je m’interroge : que vaut une paix sans justice ? Cette question me fait trembler de tout mon être car j’en connais la réponse : rien. Absolument rien. Une paix n’est véritable que si elle ne fait office de cache-misère.

Les oppresseurs donnent des coups et les opprimés apprennent à tendre l’autre joue. Voilà la paix que nous connaissons actuellement. Elle n’est qu’illusion et est appelée à muter en révolte.

Détruire pour reconstruire

Je sais à quel point l’hypothèse d’une révolution te paralyse. Mais ose regarder le passé, aie le courage de consulter l’histoire. Ta vie actuelle serait bien différente sans la résistance communiste et anarchiste, sans les révoltes populaires et ouvrières. De l’instauration de la République à l’éradication du Troisième Reich, en passant par la mise en place du régime des retraites, des congés payés et du système de sécurité sociale, tout ce que nous possédons aujourd’hui n’a pas été gracieusement offert par le pouvoir en place, il lui a été arraché de force.

Moi-même, j’aurais aimé te dire qu’il existe une alternative à la révolution. Qu’il est possible de maintenir notre cap et de poursuivre nos vies confortables tout en prônant une société plus juste. Qu’être végétarien, cultiver un jardin et faire des études suffisent.

« Deviens Députée ! » m’as-tu dit. J’aurais tant aimé y croire. J’aurais voulu pouvoir affirmer que changer les choses de l’intérieur, par la voie politicienne, est un moyen raisonnable pour améliorer notre monde. Mais c’est un leurre.

Ces dernières années de lutte réformiste et lobbyiste m’ont poussées à faire le constat suivant : les systèmes de domination que sont le capitalisme, le patriarcat et le colonialisme ne peuvent être bonifiés. Parce que ces systèmes sont irréformables, une révolution est inévitable.

Jamais on ne convaincra un patron de privilégier la vie au profit, jamais un décideur politique ne consentira à partager son pouvoir, jamais un homme blanc ne pourra conserver sa position de dominant en assurant à une femme noire un statut d’égalité.

Ces systèmes mortifères, au même titre que l’ont été l’esclavagisme, le féodalisme ou l’apartheid, doivent être détruis, anéantis, abolis. Aussi, nous n’avons pas d’autres options que de renverser ceux qui en sont les protecteurs.

D’avance, je t’entends répliquer sur un ton marqué par l’incompréhension : « Au lieu de t’acharner à détruire, construis ! ». Mais je te pose la question : comment construire sur du pourri ?

Regarde autour de toi, toutes les initiatives, aussi pertinentes et déterminées soient-elles, finissent par être affaiblies et détournées par des exigences économiques et productivistes qui à terme, les éloignent de leur volonté originelle : participer à l’élaboration d’un monde meilleur.

Il est évident qu’envisager une construction sans déconstruction au préalable condamne toute alternative à des compromis pervertisseurs et destructeurs. C’est une certitude, on ne peut construire réellement sans déconstruire radicalement.

Papa, je tiens aussi à te rassurer. Déjà, moi et mes amis de lutte imaginons « l’après ». Tu l’ignores peut-être mais nous consacrons des jours entiers à la création d’autres modèles. De réflexions en expérimentations, d’échecs en apprentissages, nous préparons activement l’alternatif.

La société que l’on imagine est plurielle, débarrassée du modèle unique. Il n’y aura pas un monde mais des mondes. Avec ou sans Etat, démocratique ou anarchique, à échelle locale ou universelle, écologiste, collectiviste, féministe, décoloniale, horizontal… Nos idées fusent, s’organisent et se concrétisent peu à peu. Une utopie, qui au passage ne devrait pas en être une, nous unit : le respect de toute forme de vie.

Papa, je ne te demande rien de plus que d’essayer de nous comprendre. Accepte d’être dépassé par les messages que l’on porte, écoute-nous et respecte nos combats. La lutte est devenue ma vie et tu ne peux le renier sans me perdre. Ma colère est celle d’une génération, rien ne nous arrêtera et les conseils des vieux sages n’y changeront rien. Notre révolte est plus qu’un droit, elle est un devoir. Envers nos parents, envers nos futurs enfants, et envers nous-mêmes. La victoire est la seule issue possible, nous devons gagner et nous gagnerons. Quel qu’en soit le prix.

Entre la justice et l’insouciance, il nous a fallu choisir. Les barricades n’ont que deux côtés.

 

Le blog de Rozenn Hany