Apéros Skype, soirées Netflix, militantisme 2.0…
La numérisation du monde est en marche. Pour éviter que l’épidémie de coronavirus nous fasse « basculer dans la civilisation du sans contact », il faut réfléchir à « desserrer l’étau numérique sur nos vies », estime Matthieu Amiech dans cet entretien.
Matthieu Amiech est l’un des animateurs des éditions La Lenteur. Il est l’un des auteurs de La Liberté dans le coma — Essai sur l’identification électronique et les motifs de s’y opposer (La Lenteur, réed. 2019) et participe aux activités du collectif Écran total, qui fédère des résistances à l’informatisation du travail et de la vie quotidienne.
Reporterre — Comment traversez-vous cette période de confinement ?
Matthieu Amiech — Au-delà des multiples difficultés personnelles que la situation entraîne, on sent qu’on vit un moment crucial. Cette crise sanitaire et économique peut favoriser de nouvelles éruptions de colère populaire, aussi bien que le basculement durable vers un ordre social plus autoritaire. Une épidémie, c’est un moment propice à la centralisation accrue du pouvoir politique et administratif, un moment où la peur peut être source de solidarité mais aussi de conformisme, d’appels à la répression. Il est difficile de critiquer les mesures d’exception qui sont prises, voire de continuer à réfléchir par soi-même, indépendamment du tourbillon d’informations et de commentaires.
Les premiers jours de mars, le débat public était dominé par les critiques de la mondialisation, du néolibéralisme, voire du transport aérien et de la croissance. Mais depuis la mise sous cloche de la vie sociale et l’aggravation de l’épidémie dans certaines régions du pays, ce sont les discussions sur les moyens numériques de contrôle de la contagion qui sont frappantes et inquiétantes. On fait presque partout l’éloge du traçage électronique des personnes porteuses du Covid-19, tel qu’il est pratiqué en Corée ou à Taïwan. Alors que les décideurs lancent des ballons d’essai à ce sujet dans les médias pour savoir « si nos sociétés sont prêtes à accepter cette atteinte aux libertés », des applications du smartphone fleurissent déjà en Occident, et certains États comme l’Italie s’appuient sur les opérateurs téléphoniques pour vérifier que les citoyens respectent le confinement. Bref, on ne sait pas si l’épisode actuel va déboucher sur la décroissance de quoi que ce soit, mais on voit bien que la décroissance du numérique n’est pas prévue !
Comment le confinement pourrait-il accélérer la numérisation de la société ?
Il pousse beaucoup de gens à passer plus de temps derrière les écrans pour travailler, s’approvisionner, suivre l’actualité et les réseaux sociaux ou simplement se divertir. On observe aussi dans les milieux alternatifs et militants le souci de mettre en place des outils numériques qui permettent de garder le contact et d’organiser l’entraide. C’est devenu un réflexe, l’unique manière dont on pense pouvoir conserver des liens, se parler, prendre des initiatives collectives : les conversations par Skype, les groupes Whatsapp, les plateformes, etc. Dans un contexte où les rapports directs et physiques sont interdits en dehors du foyer, tout est réuni pour que l’emprise du numérique sur nos vies se renforce.
Le réseau Internet tel qu’il existe va-t-il supporter cette hausse de la consommation ? Celle-ci ne va-t-elle pas favoriser les projets d’élargissement de la bande passante et de mise en place rapide de la 5G ? En Italie, avant l’épidémie, il y avait un début de fronde contre la 5G ; aujourd’hui, cette parole est très difficilement audible, d’autant que Huawei se met en avant pour aider le pays à se relever.
Le numérique est devenu un réflexe, l’unique manière dont on pense pouvoir conserver des liens.
Que provoquent le confinement et la numérisation ?
Le confinement tend à nous priver de monde, au sens qu’Hannah Arendt donne à cette notion, dans La Condition de l’homme moderne (Calmann Levy, 1958). Un sens à la fois culturel et politique. Elle estimait que la civilisation moderne, tournée vers la production et la consommation de masse, faisait globalement rétrécir notre monde commun, qui existe pour elle par l’action et la délibération politiques.
Avec l’épidémie et le confinement, nous sommes non seulement privés de monde au sens culturel et politique, mais aussi de monde sensible : les rassemblements sont interdits — mêmes les cérémonies funéraires —, de nombreux marchés sont fermés, et les randonnées en forêt ou en montagne peuvent être sanctionnées. La seule chose qu’on nous laisse, notre seul accès au monde, c’est l’écran d’ordinateur. On s’y engouffre d’autant mieux que les outils numériques ont cette capacité de donner l’illusion qu’ils maintiennent ou recréent le monde autour de nous – l’illusion d’être ensemble, alors que nous sommes isolés.
Les outils numériques ont cette capacité de donner l’illusion qu’ils maintiennent ou recréent le monde autour de nous.
Vers quoi tendons-nous ?
Le risque est que l’épisode en cours nous fasse pour de bon basculer dans la « civilisation du sans contact ». Ce n’est pas une tendance nouvelle : en 2000, l’anthropologue Philippe Breton soulignait déjà que le développement (et le culte) d’Internet était sous-tendu par une fuite devant les corps, une hantise des contacts physiques et de la violence que les corps peuvent se faire. Avec ce coronavirus, cette hantise est validée et décuplée, puisque les rencontres peuvent conduire à une contamination, et potentiellement à la mort. Comment imaginer que cela ne laisse pas de trace et n’accélère pas certains processus, surtout si le confinement dure – pour plusieurs milliards de personnes en même temps ?
Un peu partout, on se met à interdire les marchés de plein air, endroits s’il en est de contact humain, de sociabilité. Mais pourquoi fermer ces marchés si on laisse ouverts les supermarchés ? Pourquoi ne pas plutôt aider à les organiser dans des bonnes conditions sanitaires ? Cela traduit un manque de confiance dans la population, et probablement une volonté politique de favoriser la grande distribution.
Autre évolution, complémentaire : dans les supermarchés, précisément, les haut-parleurs diffusent des messages demandant aux clients de privilégier le paiement en carte bleue, si possible « sans contact ». Or, on sait qu’une partie des élites économiques travaillent ces dernières années à la suppression de l’argent liquide, à l’électronisation totale de la monnaie. Là encore, avec le coronavirus, ce projet trouve un relais important car les pièces et les billets qui passent de poche en poche peuvent être vecteurs de contamination. La pression sociale en faveur du « sans contact » est donc maximale.
Cette numérisation semble inéluctable…
Oui, car elle constitue un projet politique, porté par les acteurs les plus puissants. Déjà, en temps normal, une grande partie de l’énergie des décideurs est déployée pour aller vers plus de numérique. Le quinquennat d’Emmanuel Macron en est l’illustration : via son plan Action publique 2022, le gouvernement actuel a l’ambition de numériser l’ensemble des services publics en supprimant notamment les guichets physiques dans les gares, les postes, etc.
La crise sanitaire vient amplifier ce phénomène. Quelle est la problématique des gestionnaires, pour maintenir le bateau capitaliste à flot et assurer l’approvisionnement de la population dans les mois à venir ? Il faut que la machine productive tourne, mais avec le moins de contacts humains possible. Aujourd’hui, c’est une nécessité sanitaire pour ne pas propager le virus. Mais on peut le voir comme une simple accélération de mutations déjà à l’œuvre : des entreprises de la Silicon Valley, des groupes de réflexion patronaux, des technocrates de Bruxelles ou Pékin travaillent depuis longtemps à ce type d’organisation économique.
Au marché de Nyons (Drôme) — avant l’annonce de la fermeture des marchés ouverts — la police municipale vérifiait scrupuleusement les attestations.
La situation profite aux géants du numérique comme Amazon, Google, Netflix, etc.
Il faut avoir le courage de dire, sans complotisme, que pour l’industrie du numérique, la crise sanitaire est « une divine surprise ». Au sens où les historiens ont parlé de « divine surprise » pour décrire ce qu’avait ressenti une partie de la bourgeoisie française quand les nazis avaient balayé l’armée tricolore en quelques semaines. Pour les élites qui voulaient se débarrasser du spectre du socialisme et du Front populaire, moderniser le pays, la victoire de l’Allemagne avait représenté une opportunité.
Aujourd’hui, le coronavirus crée une aubaine pour tous les acteurs qui portent le projet de numérisation du monde. Les mesures de confinement rendent les populations captives des industries numériques, qui peuvent développer leur business, et même jouer les bons princes. Google s’est précipité pour proposer ses services aux enseignants et aux parents pour communiquer entre eux, quelques heures à peine après la fermeture des écoles ! C’est choquant.
De nombreux militants s’organisent via internet pour développer des formes d’entraide, quel regard portez-vous sur ces initiatives ?
Nous sommes tous immergés dans ce monde numérisé et surconnecté. Les Gilets jaunes ou Extinction Rebellion ont énormément utilisé ces canaux de communication. Beaucoup de gens y ont leurs habitudes, et c’est inévitable qu’ils les gardent dans ce contexte d’atomisation. Vu ce qu’on sait de l’impact écologique colossal du numérique, il serait sensé de ne pas aller plus loin dans cette direction. Mais la prise de conscience est encore très limitée et douloureuse à ce sujet.
Résister à la stratégie du choc, cela devrait pourtant aussi consister à desserrer l’étau numérique sur nos vies et nos échanges d’idées. Au minimum, se dire que lorsqu’on lance un mot d’ordre, une initiative politique ou une campagne médiatique, on doit réfléchir à ne pas faire tout reposer sur le numérique, à entretenir ou recréer d’autres façons de faire, pour ne pas se retrouver chaque fois un peu plus acculé sur le web.
On observe des solidarités dans le monde réel : des personnes font des courses pour des personnes âgées, on applaudit les soignants, certains organisent des manifs à leur fenêtre. Peut-on s’organiser en dehors du numérique ?
Bien sûr, des choses intéressantes émergent. La question, c’est comment faire pour que l’élan de solidarité ne soit pas entièrement canalisé par le numérique ? Va-t-on réaliser qu’une authentique réappropriation de notre vie matérielle ne peut pas s’appuyer sur la haute technologie ? Les vrais problèmes et les vraies solutions sont ailleurs, dans le monde concret.
Près de chez moi, des infirmières ont demandé à une costumière du coin de leur fabriquer des blouses blanches, car elles n’arrivaient plus à s’en procurer. Avec la fermeture de nombreux marchés, des gens s’organisent directement avec les producteurs pour fixer des points de distribution, du coup plus ou moins clandestins. Et avec la contraction économique qui se profile, il va falloir beaucoup de travail et d’inventivité pour tisser des réseaux d’approvisionnement à la base de la société.
Un autre enjeu capital est le refus de la surveillance par drones, smartphones, reconnaissance faciale, qui se met en place ces jours-ci. Une partie suffisante de l’opinion va-t-elle se manifester fermement contre le traçage électronique ? L’imposition de ce genre de mesures amènera-t-elle des gens à abandonner leur smartphone ? J’ose encore l’espérer.