Le premier est-il meilleur que le second ?
À propos de la 5G, le président de la République a choisi de réduire le débat à un conflit entre partisans du progrès et adeptes de la « lampe à huile » et du « modèle amish ». Comment comprenez-vous cette sortie de la part de quelqu’un qui se targue aussi de défendre l’environnement sur la scène internationale ?
François Jarrige : Cette petite phrase est à la fois anecdotique et révélatrice d’enjeux fondamentaux. Il y a trois manières complémentaires de la lire. Premièrement, il s’agit d’une phrase provocatrice, destinée à disqualifier des opposants politiques qui ont le vent en poupe. C’est l’aspect politicien de l’affaire, qui est aussi le moins intéressant.
Deuxièmement, cette phrase sert une rhétorique de la modernité dont Emmanuel Macron se veut le champion. Il ne la prononce pas devant n’importe qui mais devant un public qu’il courtise et dont il emprunte le langage, au moins depuis qu’il a été ministre de l’économie. On parle ici de grandes figures des start-up, de plus ou moins jeunes industriels du numérique, totalement technophiles, imprégnés d’une version très naïve de l’idée de progrès. Des années de philosophie des sciences ont beau aller à rebours de cette conception, cela n’empêche pas Macron de l’embrasser tant il veut apparaître comme le chef de la « tech française ». En plus de ses intérêts politiques, le président défend aussi ses intérêts sociaux.
Troisièmement, et encore plus profondément, cette phrase illustre à quel point nous assistons à une relance modernisatrice de l’idée de progrès autour des technologies du numérique. On retrouve, comme lors du XIXe siècle industriel, une identification du progrès au progrès des techniques, qui apparaissent comme une condition pour se projeter dans l’avenir. Et derrière cette idée du progrès, qui a toujours été en lutte permanente avec d’autres conceptions, il y a bien sûr des intérêts économiques très puissants. Loin de la mort de l’idée de progrès, on assiste à sa résurgence continue. Outre la 5G, ont ainsi été faites d’autres annonces concernant les smart cities, la filière hydrogène, etc.
Quels sont les intérêts et les croyances qui nourrissent cette résurgence ?
Cette fuite en avant me fait penser à ce que Evgeny Morozov a appelé le « solutionnisme technologique ». Nos problèmes collectifs sont censés être résolus par un recours croissant à l’innovation technique. En fait, ce recours révèle surtout que nous sommes incapables d’inventer d’autres rapports sociaux moins destructeurs du monde et de l’humanité.
Les responsables politiques sont très tentés d’adopter ce solutionnisme technologique, car ils donnent ainsi l’impression qu’ils peuvent agir sur le réel, alors que les crises que nous connaissons sont beaucoup plus systémiques et complexes à gérer. Cela tue le débat, que l’on devrait pourtant avoir sur nos choix techniques. Car évidemment que nous vivons et que nous avons besoin d’outils et d’équipements ! Il reste que le type de technique qu’on retient a des conséquences majeures. Il implique un type d’organisation sociale et politique, ainsi qu’un type de rapport à l’environnement, dont les incidences sont variables.
À cet égard, j’aurais presque envie de réévaluer le fameux « modèle amish » fustigé par le président de la République. De qui parle-t-on ? D’un groupe religieux persécuté en Europe, qui a développé des communautés rurales autarciques aux États-Unis. Ils ne sont pas contre la technique en général (en tout cas, ils sont certainement moins consommateurs passifs de la technique que vous et moi), mais pensent que les choix techniques doivent être subordonnés à des fins supérieures. En l’occurrence, il s’agit pour eux d’une conception de Dieu, de la tradition, de la préservation de leur identité… Mais on peut appliquer ce modèle en se fixant plutôt comme fins sociales l’égalité sociale et la préservation d’un monde vivant pas totalement détruit.
Débarrassé de ses scories théologico-politiques, le modèle amish vaut sans doute mieux que le modèle start-up, dans lequel le choix technique n’est encadré que par le marché.
Le confinement témoignait du fait que la prise en compte du risque faisait partie de l’horizon des gouvernants, quitte à assumer un coût économique considérable. Mais dès qu’il s’agit des innovations techniques telles que la 5G, ce raisonnement semble s’évanouir. Pourquoi ?
Parce que les risques ne sont pas de même nature. C’est vrai que l’on vit dans une société de l’hypersécurité sanitaire. Et avec le Covid, l’arbitrage est apparu assez simple : il s’agissait d’éviter des morts, ou d’assumer les conséquences de ne rien faire. Le politique a pris ses responsabilités, même s’il faut rappeler que durant cet épisode, les grands acteurs économiques mondiaux s’en sont bien sortis, et que les plus grandes victimes vont être les salariés, les plus précaires et les jeunes entrant sur le marché du travail.
En comparaison, les controverses techniques sont toujours plus complexes. Il est plus difficile d’emporter la conviction de la masse en invoquant des risques potentiels, que dans le cas d’une pandémie documentée par les médecins et les biologistes. Dans ce match déséquilibré, ceux qui imposent leur point de vue sont généralement les plus puissants, ceux qui ont le plus de ressources financières et médiatiques. Dans le cas de la 5G, on voit des choses bien connues : des conflits d’intérêts, une alliance entre un champ scientifique proche des milieux industriels et des acteurs économiques qui veulent des parts de marché, ainsi que des élus qui veulent montrer qu’ils peuvent agir.
Quelles sont les singularités de la controverse de la 5G en comparaison à d’autres moments de remise en cause des choix techniques imposés à la société ?
On observe d’abord beaucoup de points communs avec toutes les fois où une grande infrastructure technique a été présentée comme réponse aux crises du moment.
Depuis la construction des grands réseaux de chemins de fer en passant par les autoroutes et le TGV, on repère les mêmes motifs argumentatifs : l’invocation du prestige national, l’identification de l’innovation au mieux-être, et la tyrannie du retard (il faudrait maintenir notre position vis-à-vis des autres puissances). Et systématiquement, ces grandes infrastructures sont promues par des acteurs économiques très puissants, avec des responsables politiques à la remorque.
Ce qu’il y a de singulier, c’est que depuis dix ou quinze ans, on voyait s’exprimer une nouvelle prudence, des doutes et des interrogations concernant la consommation numérique. Or, c’est justement sur ce terrain qu’un discours de relance technique est apparu. Depuis la sortie du confinement en particulier, on le voit s’exprimer sur un mode très offensif, comme dans une sorte de « stratégie du choc ».
Ne soyons cependant pas dupes : les solutions censées régler les problèmes finissent par en créer de nouveaux, et l’effet rebond annule souvent les gains énergétiques par un recours plus abondant aux technologies censées faire diminuer notre consommation. Rappelons que dans les années 1970, l’automobile a été fortement remise en question. Les industriels ont annoncé que grâce à l’innovation technique, il n’y aurait plus de pollution automobile au début du XXIe siècle. Évidemment, celle-ci a explosé depuis 30 ans.
Il n’y aura pas de démocratie technique sans transformations plus profondes
Les responsables politiques, expliquez-vous, ont de fortes incitations à adopter le « solutionnisme technologique ». Avez-vous été surpris que des maires écologistes, qui sont sous pression de milieux économiques imprégnés de cette vision du monde, s’engagent aussi clairement dans la fronde contre la 5G ?
Un peu, car c’est complexe et risqué politiquement de s’opposer aux offensives industrielles que nous venons d’évoquer. Dans la mesure où il s’agit d’élus loin d’être des radicaux, difficiles à caricaturer en extrémistes technophobes, cela témoigne du poids des préoccupations qui parcourent la société.
Il est d’ailleurs intéressant d’observer la nature des réactions à leur position somme toute modérée et prudente. Ils ne font qu’appeler à une règle de précaution, en posant une question saine : y a-t-il urgence à transformer si rapidement les infrastructures du numérique ? Cela suffit à ce qu’ils soient renvoyés du côté des Amish parce que leur intervention contrarie la tentative des grands industriels d’absorber la question écologique avec de nouvelles promesses, quand bien même ils figurent déjà parmi les principaux responsables du dérèglement climatique.
Sur le long terme, au-delà de la controverse sur la 5G, comment décrire les liens entre l’écologie politique et les mouvements technocritiques ?
Il faut d’abord rappeler que la technocritique, qui consiste tout simplement à faire de la technique un enjeu de débat plutôt qu’une fatalité, peut se trouver sur l’ensemble du spectre politique. C’est vrai aussi qu’elle est intimement liée à l’émergence de l’écologie politique, c’est-à-dire le moment où l’écologie passe d’un discours scientifique sur les équilibres du système Terre à un discours politique sur les rapports sociaux.
Dans les années 1970, avec l’apparition de partis, d’associations et d’ONG qui s’inscrivent dans cette ligne, la question technique est fondamentale, en particulier concernant le nucléaire. Les maires écologistes actuels qui alertent sur la 5G sont aussi des héritiers de cette histoire. Ils reproduisent la tentative de politiser la question de la technique, qui a été dépolitisée depuis un bon siècle puisqu’elle était censée être neutre et relever de la connaissance de spécialistes.
Le problème, c’est que cette question fondamentale pour les écologistes constitue également un des principaux points de blocage à l’égard du reste de la société. Lorsque vous attaquez les grandes promesses de salut par la technique, vous vous en prenez au renouvellement incessant des marchandises, à l’imaginaire et aux intérêts très puissants de la production. Cela peut se révéler impopulaire et vous exposer à l’accusation d’irresponsabilité.
Comment les écologistes ont-ils géré cette tension ?
Au fur et à mesure de leur institutionnalisation, les écologistes ont alterné entre, d’un côté, une fidélité à leur conscience politique profonde, à l’héritage d’une pensée assez radicale sur la technique, et de l’autre, les nécessités de s’inscrire dans le paysage politique et médiatique. Depuis quarante ans, une négociation permanente entre ces deux positions a lieu, qui n’est pas pour rien dans leurs divisions récurrentes.
Schématiquement, les puristes s’opposent à ceux qui adaptent leur rhétorique aux contraintes de la compétition électorale pour mieux se faire accepter. Il y a évidemment un dégradé de positions liées à cette adaptation, jusqu’à un Yannick Jadot appelant à défendre les champions industriels européens de cette technologie. Mais d’une certaine façon, les « vrais » écologistes, au sens de ceux qui cherchent à penser des formes de vie différentes, ont déserté le paysage politique national.
Ce qui ajoute à la confusion, c’est que désormais, tout le monde se réclame de l’écologie, y compris les adeptes du solutionnisme technologique. Ceux qui étaient en fait d’anciens opposants à l’écologie se repeignent désormais en ses partisans les plus « pragmatiques », renvoyant l’écologie classique du côté de la barbarie. Certains arguments en faveur de la 5G sont tout à fait dans cette veine, en invoquant des gains énergétiques pour justifier la multiplication d’objets fabriqués de façon industrielle.
Sans parler de barbarie, n’y a-t-il pas des potentialités réactionnaires dans la critique de la technique ? Certains intellectuels, regardant d’un œil méfiant l’influence d’un penseur comme Jacques Ellul chez certains écologistes contemporains, soulignent le risque d’une remise en cause de la modernité tout entière, ou de négliger la critique du mode de production capitaliste dans lequel s’insère la technique.
Je sais que la figure d’Ellul est sans cesse utilisée pour formuler ces critiques. Mais franchement, il ne mérite pas l’anathème et les caricatures faites à son propos. Oui, il a pu prendre des positions conservatrices en raison de sa position de théologien protestant. Pour autant, il est faux de dire qu’il critique « la technique » en général dans son œuvre : il a lui-même écrit que ce serait enfantin. Ce qu’il met en cause, c’est surtout « le sacré transféré à la technique », c’est-à-dire le geste consistant à en faire le moteur de tous les changements sociaux et politiques.
En critiquant le « bluff technologique », il ne sépare pas la technique des rapports de domination. Simplement, dans le contexte des années 1950 et 1960, il souligne à quel point les systèmes capitaliste et soviétique sont tous deux caractérisés par une fascination pour le gigantisme productiviste et technique. Il révèle une identité profonde de ces deux modèles, ce qui lui vaut les foudres des libéraux comme des communistes.
À cette époque, le débat sur les machines s’était déjà refermé depuis longtemps sur l’usage fait de ces machines. Il y a ceux qui font confiance au marché, ceux qui veulent en socialiser la propriété, ceux qui disent que la représentation de tous les intérêts en présence règlera les conflits… Mais la neutralité des techniques est une illusion, elles méritent donc un débat plus profond sur leur pertinence intrinsèque. Ce n’est pas parce que c’est nouveau, plus efficace ou plus puissant que c’est mieux.
Sans doute, mais on peut comprendre les craintes de voir des technocritiques être instrumentalisées par des conservateurs cherchant à « naturaliser » des rôles sociaux et reproduire des hiérarchies sociales. Quels critères se donner pour éviter de telles récupérations ?
C’est vrai que la critique de la technique peut nourrir des fantasmes de restauration d’un ordre ancien, avec ses limites rassurantes (du moins pour ceux qui n’en souffraient pas trop). Ceci dit, je n’observe pas de mouvement conservateur et technocritique qui soit massif. C’est vrai aussi qu’il y a toujours eu des critiques de la technique venues de la droite, mais d’autres généalogies existent à gauche, comme l’a montré Serge Audier dans La Société écologique et ses ennemis.
Il n’y a donc aucune fatalité à ce que tous les pans de la modernité soient emportés par la critique de certains de ses aspects les plus destructeurs de notre monde. On peut faire le tri entre des limites de droite et des limites de gauche à la marche du « progrès » : les premières sont excluantes et discriminantes, tandis que les secondes font disparaître des aliénations, favorisent l’égalité des conditions.
Sur quelles conditions et principes devrait reposer une authentique démocratie technique ?
En tant qu’historien, je rappellerai d’abord que jusqu’au milieu du XIXe siècle, alors que nous ne pouvions pas parler de sociétés démocratiques, les choix technologiques étaient davantage partagés et adaptés aux besoins locaux qu’aujourd’hui. L’idée même de technique, ou en tout cas de progrès technique, n’existait pas, elle était renvoyée à un savoir-faire, y compris en dehors du champ de la production.
C’est par la suite, parallèlement à l’industrialisation et à l’extraction croissante de ressources fossiles, que la technique est devenue l’objet d’une expertise, d’une compétence exclusive. Dans ce contexte, l’idée même de démocratie technique n’avait pas de sens car les techniques étaient censées être neutres et maîtrisables uniquement par la science. Cela a changé dans les années 1970 avec l’émergence de la problématique du risque, et le militantisme dont nous avons parlé, notamment s’agissant du nucléaire. Divers dispositifs ont été proposés par les États pour éclairer les élus et mieux prendre en compte la population.
Cependant, il est clair que quelques réformes institutionnelles, même beaucoup plus ambitieuses, ne suffiront pas. C’est l’ensemble des conditions de production et de diffusion des techniques qu’il faudrait changer. Cela s’avère beaucoup plus difficile qu’il y a deux siècles, tant les inégalités se sont creusées entre les usagers des techniques et ceux qui les fabriquent et les diffusent. Les décisions se prennent aujourd’hui à des échelles telles que les conférences-débats, ou même les controverses médiatiques, apparaissent dérisoires.
Le discours de Macron sur la lampe à huile, et sa façon de refermer le débat tout en prétendant qu’il aura lieu, est très révélateur. On nous serine que la pluralité des avis sera prise en compte, mais c’est du vent. Et pour cause : au-delà de la technique en tant que telle, la réponse aux crises de nos sociétés exige de transformer nos conditions de production, les règles du commerce international, notre rapport au monde vivant… Vouloir commencer par la démocratie technique, ou l’isoler de toutes ces dimensions, n’aurait pas de sens.
Mediapart