Nous sommes en train de réduire au silence toute une génération.
« Et les profs dans tout ça ? Que font-ils ? Que faisons-nous ? Toujours la même chose ! »
« Toutes les institutions humaines ne sont-elles pas destinées à empêcher les hommes de sentir leur vie, grâce à la dispersion constante de leur pensée ? » (Nietzsche)
« Tandis que les écoles dressent les enfants à parler comme on administre les premiers secours aux victimes d’accidents de la circulation ou comme on construit des planeurs, les enseignés tombent dans un mutisme de plus en plus profond. Ils sont capables de faire des exposés, chaque phrase prouve qu’ils sauraient affronter un micro pour y représenter l’humanité moyenne, mais leur aptitude à parler entre eux s’atrophie. Car la conversation présuppose des expériences vécues dignes d’être racontées, la liberté de l’expression, de l’indépendance et des relations effectives. » (Adorno)
Avez-vous déjà vu…
…un jeune de 18 ans qui fait une crise de panique ?
…une jeune fille écrasée par le stress ?
…un jeune homme qui ne sait pas pourquoi il se lève tous les matins ?
…des adolescents qui ne comprennent pas ce qu’on leur demande ni pourquoi ils devraient le faire, mais qui le font quand même parce qu’ils n’ont pas le choix ?
…des élèves de terminale au regard vide, vidé, pressé, tous feux éteints ?
…des classes entières mutiques, anéanties par le travail ; le refus passif, l’indifférence, la paresse feinte comme seule défense face à la pression constante ?
…des jeunes pour qui il paraît égal de penser ou ne pas penser, de parler ou de se taire, d’être entouré ou isolé, et pour lesquel.le.s la dernière forme de résistance est une acceptation cynique des règles du jeu et de la guerre de tous contre tous qui leur est promise en guise d’avenir ?
…des regards moqueurs fixés sur vous, comme pour dire qu’ils ont déjà tout bien compris, et qu’ils savent trop bien que tous les discours et toutes les pensées, aussi émancipatrices soient-elles, ne pourront rien ?
…des jeunes de 18 ans qui ne savent pas quoi répondre et détournent le regard quand on leur demande comment ils vont ?
Voilà ce que fabrique le lycée aujourd’hui.
Voilà comment nous préparons nos élèves à la vie, voilà l’image que nous leur donnons de leur futur : la terreur par le travail, l’apprentissage du mépris de soi par l’évaluation, l’habitude de l’obéissance à des consignes absurdes.
Est-ce pour cela que là-haut on se félicite d’avoir à tout prix gardé les écoles ouvertes ? Qu’on essaye d’imposer l’école numérique par tous les moyens ? Qu’on se vante d’avoir fait de l’école un lieu « essentiel » ? Essentiel pour quoi ? Pour qui ? Pour être sûr que pas une minute la pression ne se relâche, pour être sûr que nos élèves ne s’habituent pas à être libres, qu’ils désapprennent à s’intéresser à quelque chose, à faire quoi que ce soit de leur propre initiative ?
Le travail scolaire, la meilleure des polices…
Et les profs dans tout ça ? Que font-ils ? Que faisons-nous ? Toujours la même chose ! Nous sommes pris entre deux feux : obéir au calendrier infernal, au cirque des notes et de l’orientation ; évaluer évaluer évaluer, c’est la loi et les prophètes ! Et en même temps essayer de faire tampon, d’alléger la charge, de retenir un peu le marteau qui écrase les volontés et les existences. D’où notre impuissance, et le renoncement de la plupart à toute forme de réflexion sur ce qui est en train de se passer.
L’épuisement des enseignant.e.s n’est pas si étonnant quand on sait qu’à chaque heure de cours il faut déployer des trésors de rhétorique pour essayer de faire croire aux élèves qu’il s’agit d’autre chose que d’évaluer… alors qu’ils et elles savent bien qu’à la fin de cette mascarade, seule reste la note.
Il faut bannir de la salle des profs les discussions sur les vaccins, sur le coronavirus, sur les salaires, sur l’islamo-gauchisme, et jeter à la face des collègues, pour les forcer à y penser, la question : que sommes-nous en train de faire à nos élèves ?
La réforme du lycée a fait éclater en même temps les classes et les équipes pédagogiques : nous ne savons plus, surtout quand nous sommes jeunes, contractuel.le.s, remplaçant.e.s, sur plusieurs établissements, nous ne savons plus qui sont nos collègues, nous ne parlons pas avec eux, nous ne les connaissons pas, nous ne savons pas quelles sont leurs relations avec les élèves que nous côtoyons aussi. Chacun dans son coin essaye de s’adapter, de trouver des arrangements avec la norme, mais la norme est la norme et il faut bien l’appliquer, ou plutôt il faut bien qu’elle s’applique, car de toute manière elle s’appliquera sans nous. Avons-nous une idée des conséquences de cette organisation sur nos élèves ? Comment expliquer que des profs qui se sont mobilisé.e.s en nombre contre cette réforme, et qui continue à s’en indigner entre deux contrôles, comment expliquer qu’ils attendent les craquages et les crises de panique pour se rendre compte qu’ils font à celles et ceux dont ils ont la charge la vie impossible, chacun de son côté et tous ensemble ? Quand déciderons-nous d’arrêter ? De tout arrêter ? De réfléchir cinq minutes ? De rassembler nos forces ?
Du côté des élèves, l’effet est similaire : chacun a son petit parcours rien qu’à lui, son panier individualisé pour se rendre sur le marché scolaire, ce qui ôte toute possibilité de recours collectif face aux exigences insensées de l’institution. Chacun.e de leur côté, ils et elles souffrent, et il n’existe plus de recours collectif contre la souffrance. On a déjà vu ce que cela donnait dans le monde du travail : épuisement, dépression, schizophrénie, « burn-out », désintérêt. Est-ce vraiment ainsi que nous les préparons au « monde du travail » ? En leur confisquant toutes leurs armes, en coupant tous les liens de l’être collectif ?
Il va falloir un jour se réveiller pour se rendre compte que nous avons tué en elles et eux tout désir, toute joie d’apprendre, tout plaisir de parler et d’être ensemble, que nous leur apprenons le silence, la soumission et la passivité, dans notre comportement si ce n’est dans le contenu de nos cours. Nous leur enseignons qu’il n’y a pas de résistance possible, sinon dans le détournement du regard et l’ignorance. En voilà une éducation ! Qui voudrait encore vivre dans le monde que construisent les profs, dans le monde que cautionnent les profs même sans le vouloir ?
Le refus de tout effort dans lequel se réfugient les élèves est une attitude ahurissante. Tous les profs s’en indignent. « Ce n’est plus comme avant… » Mais n’y a-t-il pas une grande malhonnêteté à en accuser les élèves, à les rendre responsable de la trahison de l’institution ? Ce refus, n’est-ce pas la seule attitude viable face à ce que l’école demande ? Triste attitude, pauvre stratégie, mais il y va de leur santé, il y va de la possibilité de vivre. L’école produit une démission généralisée, mais elle interdit en même temps de quitter son poste.
Nous sommes en train de réduire au silence toute une génération. L’éducation nationale n’est plus qu’une vaste « institution pour sourds-muets » (Adorno). Nous les rendons muets, incapables de dire l’insupportable, nous leur montrons la soumission par l’exemple.
Plus que jamais, nous avons besoin de nous demander : à quoi travaillons-nous ? À quoi de bon ? À quoi d’intolérable ?
Peut-être pourrions-nous le demander à nos élèves. Peut-être cela nous ouvrirait les yeux.
Voilà ce que certain.e.s disent : « tout plaisir a disparu », « on n’a aucune envie de venir au lycée », « l’école, elle est coupable », « l’école, elle te laisse rien ».
lundi.am
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Sans Contact
Extraits
Depuis un demi-siècle, ministres et entreprises œuvrent ensemble à la numérisation de l’école pour sabrer le métier d’enseignant·e et former une main-d’œuvre adaptée au marché du travail. Si le confinement a d’abord semblé marquer l’occasion d’étendre plus clairement ce projet à l’école primaire, il pourrait bien avoir eu des effets inattendus…
Au moment de franchir le seuil des salles de classe grenobloises, on espérait presque, dans un mélange de peur et d’excitation, découvrir les horreurs produites par les lubies technophiles des différents ministres de l’Éducation : des tablettes et des tableaux interactifs à la place des ardoises et du tableau noir, des digital natives rivé·es sur leur smartphone dès le CP et des instits techno-babas. Spoiler : on n’a (presque) rien trouvé de tout ça. On a plutôt discuté avec le précédent élu municipal aux écoles qui a dû batailler pour que les ordinateurs de chaque classe soient équipés sous GNU/Linux, un système d’exploitation libre (il a réussi). Et dans les classes, on a retrouvé les bonnes vieilles cartes aux murs, des dessins, des schémas d’anatomie. Souvent seuls au fond de la classe, comme punis, deux gros ordinateurs. Ah si ! un vidéoprojecteur de temps en temps. On a dû remuer ciel, terre et Internet pour finir par mettre la main sur un professeur des écoles qui utilise des tablettes, et encore pas tous les jours, à 20 kilomètres de Grenoble.
Alors, les écoles grenobloises et françaises, derniers îlots de résistance à l’empire numérique ? Avec deux ordinateurs par classe en moyenne et seulement 14 % des enseignant·es du primaire qui disent utiliser au quotidien des outils numériques, l’informatique ne semble pas y avoir entraîné la révolution annoncée depuis plusieurs décennies. Fin de l’histoire ? Pas tout à fait. Après avoir inondé les lycées puis les collèges (Espace numérique de travail, tablettes, informatisation des procédures d’affectation, etc.), les entreprises se lancent désormais à la conquête de l’école primaire. Et si les ministres successifs ne cessent de vanter les atouts de la numérisation de l’école, c’est bien qu’elle doit servir leur projet politique et le diable (technocapitaliste) se cacher dans les détails…
« Pour vous, la France avance »
Si les entreprises de l’EdTech1 exhortent la France à entrer enfin dans l’« ère des Lumières numériques », l’informatisation des écoles est pourtant une vieille histoire : depuis les années 1970, elles connaissent des plans d’équipement successifs. En 1979, ce sont déjà tous les lycées qui sont concernés par le plan « 10 000 micro-ordinateurs ». Qui dit mieux ? Le Parti socialiste, avec le plan « Informatique pour tous » six ans plus tard, place la barre à 100 000 ! Dès les années 1980, l’objectif du ministère de l’Éducation nationale est très clair : fournir aux entreprises des travailleurs·ses formé·es à l’informatique. En 1985, il va même jusqu’à investir dans des publicités publiées dans les journaux : « Apprendre l’informatique à nos enfants, c’est les préparer aux emplois de demain. Pour vous, la France avance. »
À l’époque, les entreprises auxquelles fait appel l’Éducation nationale sont françaises, comme Thomson. Aujourd’hui, le ministère a internationalisé ses partenariats, à l’image de ceux conclus dès 2003 avec la multinationale américaine Microsoft. En 2015, elle a ainsi mis gratuitement à disposition certains de ses logiciels et a formé des dizaines de milliers de profs à leur usage. La première dose est gratuite, mais la suite est payante : il faut bien ça pour maintenir son hégémonie à l’heure où de plus en plus de monde délaisse Microsoft pour utiliser la suite LibreOffice. Microsoft s’intéresse d’ailleurs tellement à l’école qu’elle a créé une classe expérimentale dans son siège, à Issy-les-Moulineaux, sur le modèle des écoles « Steve Jobs » aux Pays-Bas : « Des écrans au mur, sur le sol, sur les tables […], plus de cahiers ni de stylos, tout est tactile et interactif. Et les élèves sont ravis ! » Le directeur des partenariats et des programmes d’éducation de Microsoft aussi : « On ouvre des appétits […], c’est important pour la société de demain, pour les jobs de demain.2 » Miam.
À l’assaut de l’école primaire
S’il y a un endroit de la société où les écrans restent très peu présents, c’est bien les écoles primaires, et ce malgré les différents plans pour y remédier : en 2002, le plan FNADT prévoit l’équipement et l’accès à Internet de 100 % des écoles primaires du territoire ; en 2009, c’est le plan « École numérique rurale », suivi du plan « Numérique à l’école » en 2015… Équiper, c’est sympa, mais c’est vite cher. L’Éducation nationale délègue donc de plus en plus la numérisation de l’école aux collectivités locales, notamment aux communes qui sont censées financer l’achat et l’entretien du matériel informatique depuis la loi dite « pour la refondation de l’école » de 2013.
De quoi renforcer les inégalités entre les enfants des communes riches et celleux des communes pauvres, l’écart allant d’un ordinateur pour quatre élèves à un pour trente… Rien d’étonnant donc à ce que, pour trouver des écrans à profusion, nous ayons dû faire 20 kilomètres au nord de Grenoble, jusqu’au charmant village de Bernin. Après la traversée d’« Inovallée » (« zone verte pour matière grise » spécialisée dans les « smart energy, smart industry, santé, transports, ville intelligente »), l’entrée dans la commune gratifie le voyageur d’une série de villas cossues, alignées le long des pentes encore douces du massif de la Chartreuse. Et à l’heure de la sortie des classes, le parking de l’école ressemble à celui d’un concessionnaire haut de gamme où se croisent parents ingénieurs et cadres sup. Nous y retrouvons Monsieur Jourdan, instituteur, qui nous fait visiter sa classe, équipée d’un « parc » de tablettes depuis une dizaine d’années. « En 2011, j’ai été choisi pour être “classe pilote” par l’Éducation nationale. On a été équipés pendant deux mois de 30 tablettes iPad. » Une fois l’expérimentation terminée, c’est la commune de Bernin qui a financé la flotte de tablettes, à la demande du professeur, et qui la renouvelle depuis régulièrement.
Le ministère de l’Éducation nationale cherche également à favoriser l’émergence d’un secteur privé du numérique éducatif « à la française ». Aux « États généraux du numérique pour l’Éducation » de novembre 2020, on pouvait apercevoir derrière sa webcam Pascal Bringer, président de l’Association française des industriels du numérique de l’éducation et de la formation (Afinef), un groupe de pression patronal lié depuis sa fondation à Cap Digital, un « pôle de compétitivité » rassemblant Orange, Bouygues ou encore Dassault. Un secteur porteur qui bénéficie des aides d’un État généreux, dans le cadre des « investissements d’avenir »3.
Pendant le confinement, alors que parents et profs baissaient les bras quant aux temps passé devant les écrans, ces entreprises se frottaient les mains, et pas pour se les désinfecter : « La crise que nous connaissons vient paradoxalement de faire gagner quatre, cinq années de maturité pour toutes les institutions4 », se félicitait le président du cluster EdTech Grand Ouest seulement deux jours après le début du confinement. L’association EdTech France, « écosystème » de 280 PME et de start-up spécialisées dans les technologies de l’éducation, a ainsi mis gratuitement à disposition près de 200 outils numériques en ligne sur toute la durée du confinement, dans l’espoir d’« actes d’achat après cette période ».
Exemple d’outil : les Espaces numériques de travail (ENT). Déjà présents dans plus de 90 % des collèges et lycées mais seulement 15 % des écoles primaires, ils permettent aux professeur·es de communiquer avec les enfants et les familles : messagerie, échange de documents, cahier de textes, exercices en ligne, etc. Pendant le premier confinement, l’ENT développé par l’entreprise Klassroom a par exemple enregistré plus de 250 000 nouvelles inscriptions. Des sociétés spécialisées, comme Kosmos ou Open Digital Education, développent ces plates-formes avant de les ripoliner d’un nom local (Ma classe en Savoie, Nord Collèges…) et accumulent un nombre considérable d’informations alors qu’il n’existe pas de législation encadrant l’utilisation des données scolaires.
L’école et les profs à la corbeille
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