La démocratie, le pire des systèmes

… à l’exception de tous les autres, comme l’a si bien dit Churchill

Il l’a dit lors de son discours à la Chambre des Communes de novembre 1947.

Si nous voulons vraiment éviter le pire, il faudra se battre pour repousser les lourdes menaces qui pèsent actuellement sur elle.

Une transformation insidieuse de vices en vertus

Le péril provient, à mon sens, d’un renversement de valeurs, plus précisément, d’une transformation insidieuse de vices en vertus, transformation qui conditionne de plus en plus, consciemment ou non, nos comportements tant individuels que collectifs et qui semble bien faire l’objet d’un large consensus. Il trouve son origine dans le néolibéralisme. Ces valeurs inversées rongent en permanence les fondations de l’édifice démocratique, même si la déclaration universelle des Droits de l’Homme et du Citoyen en reste théoriquement la pierre angulaire.

 

Les valeurs inversées

Elles sont au nombre de trois.

En tête du cortège resplendit la cupidité

À tout seigneur, tout honneur, en tête du cortège resplendit la cupidité. C’est une très vieille dame, car elle naquit avec l’humanité. La libre circulation des capitaux décrétée par la révolution néolibérale des bienheureux Tatcher et Reagan lui fit subir une cure de jouvence. La finance, impériale, et son cortège dominent désormais nos vies : la chasse effrénée à l’argent-roi, une gestion des entreprises de toute taille orientée vers la réalisation rapide du plus grand profit et le maximum de valeur pour les actionnaires, le court-termisme qui en découle, des salaires et bonus extravagants pour les dirigeants, la pratique systémique de l’évasion fiscale, la diminution systématique des impôts pour les plus riches, la subversion des décideurs politiques, économiques, sociaux et culturels par la corruption, le parrainage, le mécanisme des portes tournantes [1] …  Aucun domaine ne lui échappe : santé, culture, éducation, services publics… tout doit être fait pour tirer au plus vite le maximum de bénéfices en dépensant la moins possible. Elle dirige en plus avec maestria une « machine informationnelle » redoutable qui fabrique le consentement à sa toute-puissance.

Son frère jumeau est l’égoïsme

Son frère jumeau est l’égoïsme qui lui apporte un soutien fraternel et sans faille. Il l’accompagne sur le pavois d’où il ne cesse de clamer son discours. MES droits, MA liberté sont sacrés ! MON seul devoir est de soigner MON confort ! JE veux utiliser librement MA voiture, prendre MES vacances où et comme JE le souhaite, consommer comme JE l’entends, ME répandre sans contrainte sur les réseaux sociaux, détester les immigrés, les politiques et les journalistes, sauf ceux qui proclament MA vérité, refuser que l’enseignant(e) de MON enfant vienne ME contredire, contester tout ce qui ME gêne dans les mesures contre la pandémie … JE suis adepte du « nimby »[2]. JE veux la santé, la sécurité, une bonne éducation, un air pur…, MAIS c’est aux autres de payer pour cela, NA !

L’image de soi-même : le narcissisme consumériste

Le troisième membre de cette trinité vicieuse est le narcissisme consumériste. La forme dicte désormais le contenu. L’essentiel n’est plus la réalité d’un bien ou d’un service, ni leur utilité ni leur nécessité, mais uniquement l’image de soi-même que donne le fait même de les posséder ou de les utiliser. Le choix n’est plus de consommer ou non, mais de choisir entre les symboles qu’il faut détenir, les émotions qu’il faut vivre, les plaisirs auxquels il faut succomber pour participer à la vie de la société. Narcisse dépensera sans compter pour satisfaire les désirs de son âme, car ils sont infinis. Sa dépense procurera gloire et richesse aux propriétaires du grand magasin de la consommation, mais provoquera la frustration désespérée de celles et ceux qui, les yeux collés à la vitrine, ne peuvent y entrer. De plus, la primauté qu’il donne à l’apparence fait de nous la proie des idées-zombies, ces mensonges que la science et les faits contredisent, mais qui ressurgissent sans cesse. Ce narcissisme « …  emporte et détruit tout sur son passage : les valeurs morales, les systèmes de croyances, les normes comportementales et, bien sûr, l’idée d’une vérité objective »[3].

Pour résumer, la trinité menace la démocratie, car elle la soumet comme jamais auparavant à la puissance de l’argent, la contraint au service des intérêts particuliers et achète la conscience des citoyens avec les mirages de la consommation.

Comment la trinité s’est-elle installée ?

Retraçons succinctement l’évolution sociétale [4] depuis les grandes ruptures du 18siècle, politiques, religieuses, scientifiques, technologiques qui nous marquent toujours de leur sceau.

Le siècle des Lumières [5] a vu naître, entre autres, la déclaration universelle des Droits de l’Homme et du Citoyen, donnant la prééminence à la liberté de l’individu, la légitimation morale de gagner de l’argent, la physique de Newton dont les lois règlent les mouvements des astres rendant l’univers prévisible comme une horloge, les grandes inventions dont la machine à vapeur, préludes à la révolution industrielle, à la croissance et au “progrès”.

 

Une foule d’égoïsmes engendrent-ils la richesse générale ?

À la même époque, Adam Smith affirma dans « La Richesse des Nations » que la répartition harmonieuse de la terre, du capital, du travail et des biens et services entre tous résultait des actions multiples et rationnelles de tout un chacun, les « homo œconomicus » qui cherchent à satisfaire leurs intérêts égoïstes. Une « main invisible », celle d’un « marché autorégulateur », transforme alors cette somme d’égoïsmes en une commune prospérité. Avec sa « Fable des abeilles », Bernard Mandeville [6] renforça également l’idée qu’une foule d’égoïsmes engendrent la richesse générale. Il s’agissait en fait de trouver des lois expliquant et réglant le fonctionnement des sociétés à l’instar de l’horlogerie cosmique.

Toutes ces ruptures ont présidé à de profonds bouleversements des sociétés humaines qui n’ont cessé depuis cette époque de s’accélérer et prendre de l’ampleur. Elles ont fait naître et grandir le capitalisme et le socialisme qui lui est opposé, donné le coup d’envoi au productivisme et au consumérisme, renforcé la croyance absolue dans la finalité heureuse des progrès des sciences et des techniques, exalté et légitimé la domination de l’homme prométhéen sur l’univers. Elles ont enclenché des avancées inouïes dans tous les domaines de la connaissance humaine.

 

Les trous noirs de l’humanité

Le nationalisme, l’impérialisme, le colonialisme se lovèrent également en leur sein accouchant de multiples tragédies dont finalement l’horreur de deux guerres mondiales et les trous noirs de l’humanité que sont les génocides, tristes et terribles apanages du 20siècle.

L’économie, qu’elle soit capitaliste, planifiée ou mixte, occupa une place de plus en plus importante dans la vie des sociétés jusqu’à les dominer. Un capitalisme débridé finit par offrir au monde la Grande Dépression de 1929 dont les répliques ne cessent de hanter nos mémoires. F. D. Roosevelt, son New Deal et les politiques keynésiennes réussirent ensuite peu ou prou à remettre l’économie au service de la société en modérant ses excès.

Ces politiques influencèrent les trente glorieuses, années marquées par l’élan des progrès scientifiques et technologiques issus de la Seconde Guerre mondiale, par la construction européenne et la prospérité économique induite par le Plan Marshall. Elles virent l’épanouissement de l’État-providence qui présida au partage des fruits de la croissance entre les différents acteurs de la société et à une relative harmonie des forces en présence[7].

 

Une montée sans pareille des inégalités

La révolution néolibérale des années 80 du siècle dernier y a mis brutalement fin. Elle a remis en question tous les acquits des trente glorieuses et de l’État-providence et, plus particulièrement, les contraintes imposées aux exubérances féroces du capitalisme. Son message basé sur la liberté des capitaux, du commerce, la diminution des impôts et la privatisation de l’État est clair et puissant : la liberté pour tous d’entreprendre et de faire du profit, par tous les moyens et sans contrainte de la Loi. Cette libération a consacré de nouveau la loi du plus fort et sanctionné une montée sans pareille des inégalités[8]. Elle a instauré et justifié le totalitarisme du marché « … une entité semblable à une machine, non politique, non culturelle — au-dessus de tous les autres modes d’organisation [9]». Le néolibéralisme a nourri et façonné ces 40 dernières années le fonctionnement de la vie sociale, politique et économique et celle des individus. Il a enfin installé et fortifié cette trinité du vice qui menace de détruire la démocratie.

 

Le bilan

Nous nous trouvons actuellement devant un verre à moitié vide, à moitié plein. Du côté du vide, notre hubris prométhéenne a été fécondée, décuplée par le néolibéralisme et l’installation de la trinité du vice, causes d’une mondialisation sauvage qui casse la fabrique des sociétés en amorçant la bombe des inégalités. Ils menacent de détruire la biosphère dont dépend notre vie. Ils ont accéléré le dérèglement climatique, les ravages causés à la biodiversité, l’épuisement des ressources naturelles, favorisant ainsi les déséquilibres à l’origine des pandémies zoonotiques. Ajoutons au tableau les armes capables d’annihiler toute forme de vie sur la terre et le risque de voir surgir des fous décidés à s’en servir.

Du côté plein, la prise de conscience de cette démesure et de ses conséquences est de plus en plus forte, de même que celle de l’existence des connaissances scientifiques et technologiques, des ressources humaines et financières mobilisables pour y remédier. De plus la dictature du marché et les comportements que génère la trinité sont de moins en moins tolérés et acceptés. La nécessité de changements radicaux s’impose.

 

Le recours fanatique à l’austérité pour détruire l’État-providence

En effet, la « main invisible » n’a aucunement satisfait la demande générale pour ce qui compte réellement : environnement, santé, éducation, alimentation saine… Que du contraire ! Il suffit de voir comment le recours fanatique à l’austérité pour détruire l’État-providence a fragilisé la réponse au Covid. Les systèmes de santé ont dû leur salut au dévouement, à la solidarité, à l’abnégation sans faille de tous leurs acteurs, des plus humbles aux plus grands. La pandémie a fait réapparaître au grand jour le rôle majeur de l’État dans la protection de tous et la défense du bien commun. Les métiers modestes, dévalorisés, méprisés ont démontré brillamment leur valeur sociétale. Le coronavirus a même incité les décideurs à en appeler aux mânes de F.D. Roosevelt et du New Deal et à sortir les politiques keynésiennes de la naphtaline. Aux USA, un Jo Biden a enfin osé lancer des politiques audacieuses et indispensables, l’UE resserre les rangs et la solidarité y fait à nouveau entendre sa voix[10].

L’accouchement du « monde d’après » sera difficile

Pour autant, la trinité vicieuse n’a pas disparu et on sent bien que l’accouchement du « monde d’après » sera difficile, car le Dieu-Marché est très loin d’avoir dit son dernier mot et est prêt à redresser la tête. Pour prendre deux exemples, n’entend-on pas déjà des émules de Pierre l’Ermite sonner le tocsin et prêcher la croisade d’un retour « à la normale » et des « gens très sérieux » prôner le remboursement des dettes encourues par les États ?

 

Remplir le verre

Se battre pour la démocratie, c’est remplir le verre et changer la direction donnée au système sociétal par la révolution néolibérale. La tâche est ardue et de longue haleine.

 

La finance est au service de l’économie qui est au service de la société

Ce travail se base sur quelques idées fondamentales. Tout d’abord, nous ne sommes en aucun cas des « homo œconomicus », mus rationnellement par leurs propres intérêts. La tragédie et les passions nous accompagnent de même que la bonté, l’altruisme, la solidarité, la culture, la recherche du sens de la vie… et rendent la vie passionnante et souvent irrationnelle. La réalité est que le bien et le mal coexistent en chacun et chacune d’entre nous. C’est pourquoi il y a des lois et une autorité pour les faire respecter. Ensuite, la finance est au service de l’économie qui est au service de la société qui dépend à son tour de la biosphère. Notre démesure prométhéenne nous a fait fonctionner à l’inverse de cette hiérarchie ce qui nous a plongés dans l’entrelacs de crises où nous nous débattons. Il faut la restaurer. La politique à mettre en œuvre sera celle qui se consacre au « bien commun », qui propose « … un espace écologiquement sûr et socialement honnête au sein duquel l’humanité puisse prospérer [11]». Elle nécessite sur tous les plans, politique, économique, social… un système efficient de « check and balance » et l’application intransigeante du prescrit de Lacordaire : « Entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit ».

 

Renverser le dieu-marché de ses autels

Il s’agit donc en premier lieu de construire sur ces fondamentaux un autre récit qui renverse le dieu-marché de ses autels. Entendons-nous bien : « les » marchés existent, chacun avec leurs caractéristiques et modes de fonctionnement. Ce sont des lieux, physiques ou virtuels, où se rencontrent l’offre et la demande de tels biens et services et où s’opère le jeu de l’échange qui se termine lorsque la valeur d’échange, le « prix », traduit l’équilibre. Notons que cet équilibre peut être artificiel quand des acteurs sur un marché sont capables d’influencer l’offre ou la demande pour en tirer un avantage[12]. Mais « le » marché autorégulateur régi par une « main invisible », capable de réaliser naturellement l’accord entre les besoins et les ressources disponibles et de les répartir pour le bien de la collectivité est un mythe et surtout un alibi commode qui laisse libre cours à la trinité du vice en faisant croire qu’elle fera ruisseler richesse et bien-être des plus riches aux plus pauvres[13].

 

Fabriquer du consentement

En second lieu, il s’agira de gagner la bataille de l’information. En effet, la condition sine qua non pour réussir à implanter un nouveau récit passe par le démantèlement de la machine informationnelle. Rappelons que l’information est liée à l’interprétation, la construction et la transmission de signification. Mais comme nous l’avons souligné dans une chronique précédente[14], elle est désormais soumise, d’une part, à l’empire de l’argent et, d’autre part, à la domination des maîtres des technologies de l’information et des communications. Les GAFAM et leurs équivalents chinois [15] sont devenus les empereurs des sous-secteurs économique et politique de « l’infospectacle [16] » qui comprend tous ceux qui créent et dominent « le monde des signes et des symboles, qui médiatisent l’ensemble de l’information, de la communication et des programmes », bref les créateurs de mots et d’images au service et/ou pour le contrôle de l’âme humaine individuelle ou collective. Leur industrie forme une formidable et gigantesque « machine informationnelle[17] » pour fabriquer du consentement, le consentement à consommer et l’adhésion à l’idéologie du marché ou du capitalisme d’État qui en sont les supports.

En la matière, on n’évitera pas une remise en cause radicale de tous les réseaux sociaux.

 

L’expression du capitalisme le plus inhumain

Réalise-t-on bien la nature réelle de leur modèle économique, qu’il s’agit réellement de machines servant à collecter gratuitement toutes nos informations comportementales pour en faire des profils psychosociaux et les vendre, que leurs algorithmes sont conçus de manière à manipuler, à conditionner les profilés, à exacerber les besoins de consommation narcissique, à exalter l’expression des émotions, des égos… qu’ils nous forcent à penser en silo[18], car tout cela fait vendre de la publicité par la multiplication des clics, bref, qu’y adhérer revient à vendre son âme au diable ? Est-on bien conscient de leurs effets destructeurs et parfois mortels pour les victimes de harcèlement ? Qu’ils sont des outils redoutablement efficaces pour propager toutes les formes de haine et de division, pour saper le « vivre ensemble », la démocratie… ? Qu’ils sont en un mot l’expression du capitalisme le plus inhumain ?

Comme le dit bien Asha Rangappa [19]:« Suis-je la seule à trouver préoccupant et déprimant le fait que le sort de notre démocratie repose entre les mains de la Cour suprême de Facebook ? Facebook est comme le tabac. C’est addictif, c’est nocif pour la société et son fonds de commerce est contraire à l’intérêt public. Je suis sidérée que nous les autorisions à mener la danse. Imaginez si nous avions laissé l’industrie du tabac se discipliner elle-même »[20]. Et ce qu’elle dit de Facebook s’applique à tous les autres.

Si la finance doit être mise dans une camisole de force pour l’empêcher de nuire, il en va certainement de même pour les réseaux sociaux !

La victoire dans la bataille de l’information viendra de médias responsables capables de faire réfléchir, d’exposer et contester systématiquement les idéologies qui sous-tendent, par exemple, les climatosceptiques, les fanatiques de l’austérité et du remboursement des dettes, les défenseurs de l’optimisation fiscale, les replis identitaires, les nationalismes, les idées-zombies… Elle dépendra aussi de la promotion par ces mêmes médias de la plus grande diversité possible des acteurs économiques et sociaux et de la démonstration de la cohérence fondamentale entre la symbiose entre la nature et l’Homme, entre le bien commun et l’économie.

 

Pour conclure

Cupidité, égoïsme et narcissisme détruisent le « vivre ensemble »

La démocratie a une longue histoire derrière elle. Depuis les assemblées tribales en passant par Athènes, la Magna Carta …  que de formes n’a-t-elle pas revêtues ! La révolution néolibérale lui fait maintenant courir un grave danger, car sous les apparences séductrices de la liberté, elle a coloré des vices en vertus et leur a laissé libre cours alors que cupidité, égoïsme et narcissisme détruisent le « vivre ensemble ». Pire, elle a installé la religion totalitaire du Marché et son clergé leur conférant tous les pouvoirs pour régenter nos vies. Elle a fini par exacerber les attaques qui menacent de détruire notre Terre et fait régner angoisse et insécurité. Il n’est donc pas étonnant de voir beaucoup de gens acharnés à faire prévaloir les croyances mortifères qui les tiennent ensemble et qui, bouleversés, déboussolés par ce rouleau compresseur se réfugient dans les replis identitaires, les populismes, les fausses certitudes, les idées simplistes, la chaleur glaciale des réseaux… et se déclarent prêts à suivre, hélas à nouveau, n’importe quel leader ou parti qui les rassurent[21].

Heureusement aussi que la prise de conscience des dangers et des remèdes se fait de plus en plus forte et est partagée par un nombre grandissant d’acteurs.

La démocratie est une plante très fragile, mais elle est tenace.

pour.press